Philippe Durand

Chris Sharp, Loin de l’individu déchaîné (FR)

2015

Publié dans Vallée des Merveilles 2, édition Gwinzegal

Dans un sens, la réponse la plus appropriée à la méditation photographique de Philippe Durand sur la vallée des Merveilles paraît être un poème. Mais que serait ce poème ? Comment serait-il écrit ? Que contiendrait-il ? La réponse à cette dernière question est sans doute la plus facile : il contiendrait la vérité des choses vues dans la célèbre vallée des Merveilles – une vérité aussi sauvage, indiscutable et insondable que les milliers de milliers de pétroglyphes grouillant sur ses rochers et autres surfaces anguleuses. Le plus curieux concernant ce poème n’est pas tant qu’il aurait été écrit il y a quelque 4 000 ans (car, dans certains cas, il continue de s’écrire) – mais plutôt qu’il n’aurait pas un auteur unique. Ses auteurs seraient légion et impossibles à identifier. Se rassemblant au fil de grandes périodes et anonymement dans la vallée, comme s’il s’agissait d’un morceau de vélin vierge, ils inscriraient leur contribution au texte collectif tout en disparaissant presque simultanément (pour ce qui nous concerne, nous, Histoire) dans le vide dont ils étaient issus – et si ce que je viens d’écrire ressemble à l’Internet, c’est un simple accident. On les imagine travaillant silencieusement, levant les yeux, se regardant les uns les autres et se dissolvant dans l’atmosphère avant d’essayer de parler, leur présence préservée seulement par les marques laissées dans la pierre. Pourtant, que nous ont-ils dit ? À la fois individuellement et ensemble ? À quoi cela a-t-il servi ?

L’enquête photographique de Philippe Durand sur la vallée des Merveilles peut offrir quelques indices pour éclairer ce mystère, qui est peut-être plus existentiel et social qu’archéologique ou ethnographique. Mais, bien que le mystère, vieux de plus de 4 000 ans, des cent mille et quelques gravures du massif de l’Argentera, dans les Alpes Maritimes, au nord de la Riviera italienne, soit un sujet d’intérêt pour Durand, ce qui l’intéresse vraiment et qui est au centre de cette œuvre se trouve ailleurs et relève bien plus de l’art et de la métaphore. C’est à la fois la question des origines de l’art et de là où il se trouve, où on peut dire qu’il existe, comment, et enfin pour qui ; Ces gravures – qui représentent tout, depuis des personnages humains jusqu’à des têtes de taureaux et des représentations manifestement plus récentes de Mickey ou des tours jumelles du World Trade Center – possèdent, de toute évidence, pour ce qui est des premières, une fonction rituelle ou chamanique, et, dans le cas des plus récentes, celle de graffiti.


Et pourtant, la vallée les abrite également et de la même façon. En effet, objets d’une anarchie parfaite – même si elle est rurale –, ces gravures sont libres de toute hiérarchie, et, s’il en apparaissait une un jour, elle ne proviendrait pas de l’intérieur mais de l’extérieur, comme imposée là par les lois changeantes, internes et éphémères de la culture. Scrupuleusement conformes à l’horizontalité du lieu, les photos de Durand, en les décrivant comme la vallée elle-même les contient, n’imposent aucun ordre hiérarchique aux images trouvées là. C’est pour cette raison que Durand perçoit la vallée non seulement comme un protomusée arcadien, mais aussi comme le musée idéal, un point c’est tout. Dénué de gardien et de conservateur, et donc virtuellement sans critère de discrimination, sauf une ou peut-être deux exceptions, ce musée est une espèce d’utopie muséologique avant la lettre (du musée). Les deux exceptions négatives font partie intégrante de son caractère positif et dans l’ensemble complet : ce sont le nom de l’auteur et l’éloignement. Contre toute paternité, et par extension tout individu, ce musée est ouvert à tous en ne l’étant à personne en particulier. 1 À cette négation s’ajoute celle du lieu. Étant donné que, pour l’atteindre, il faut marcher pendant trois heures, on peut dire qu’il est conforme à un certain présupposé sur l’inaccessibilité de la culture, qui, paradoxalement, contredit l’absence initiale de préjugés, au moins physiquement, en sous-entendant que la culture n’est pas ouverte à tous – ou du moins qu’elle exige du travail. Plus importante encore peut-être est la question de la magie – car voici un musée qui, contrairement aux nombreux préjugés bien connus sur le musée comme un mausolée, 2 abrite des œuvres qui ne meurent pas nécessairement en y entrant.

On pourrait dire que, une fois inscrites dans la Vallée, ces images conservent leur utilité et leur signification – du moins aussi longtemps que l’ancienne culture qui les a produites reste vivante. Et même quand elle meurt, la magie qu’elles invoquaient jadis ne s’en retire pas complètement, en vertu du mystère essentiel et non résolu de ce qu’elles représentent, de ce qui les a motivées et de ce qu’elles communiquaient alors. Si ces restes mystérieux ne deviennent pas directement une métaphore de la nature magique de l’art, du moins y font-ils référence par analogie. En outre, il va presque sans dire que leur conservation, la poursuite de leur vie ne peuvent être dissociées du fait qu’ils survivent dehors, par opposition à un intérieur cloîtré évoquant immédiatement l’image du mausolée. Le musée idéal n’est pas seulement sans portes, il est même sans murs. Même si ces œuvres sont imprégnées d’une idéologie claire et spécifique, elles ne se contentent pas d’exprimer celle-ci. Les photos elles-mêmes, au moyen format analogique, sont des paysages à la composition complexe, dont les riches teintes et tons sont profondément engagés dans une discussion avec l’histoire de l’art, le paysagisme et la photographie. Les précédents historiques comprennent tout, de Caspar David Friedrich (peinture) à l’enregistrement décidément plus urbain des graffitis du photographe roumain Brassaï et du photographe américain Aaron Siskind. Dans un sens, cette œuvre entre dans une tradition qu’on pourrait considérer comme anthropologique, si ce n’était ses caractéristiques esthétiques contextuelles particulières (dans un cas, les préoccupations primitivistes du modernisme européen, et, dans l’autre, l’expressionnisme abstrait). À cette fin, l’iconographie satellite avec laquelle Durand accouple beaucoup de gravures figurant dans ce livre – des graffitis jusqu’aux symboles des panneaux d’affichage et aux marques sur les fenêtres – consolide encore plus directement sa position au sein de cette tradition particulière, mais aussi la formalise rétrospectivement en tant que telle.


Du même coup, Durand entre dans cette tradition, non seulement en termes de contenu, mais aussi par la technologie. Ainsi que ses aïeux, sa relation avec les dessins qu’il photographie et filme est indexicale dans la mesure où, comme eux, il utilise des moyens analogiques d’enregistrement. Cette indexicalité est bien sûr la réplique de l’indexicalité originale des gravures elles-mêmes. Qu’elles soient faites à la main (par l’intermédiaire d’un outil) ou par la lumière (avec un appareil photo), elles sont toutes marquées directement par le lieu lui-même et à l’intérieur de celui-là. Ce n’est donc pas tant une mise en abyme qu’un continuum entre le passé et le présent – un présent qui multiplie et recontextualise le passé. Cela dit, Durand ne reproduit pas seulement l’indexicalité, mais aussi la logique même de l’évolution des gravures et leur relation au temps et à l’histoire. Je veux dire là que c’est précisément la complexité esthétique des œuvres qui, comme les gravures qu’elles représentent, leur a permis non seulement de transcender les intentions de leur auteur, mais aussi de commencer à se débarrasser complètement de cet auteur. En effet, en agissant comme un vecteur et en insufflant à ces images un système de référence et de production codifié, les photos commencent à abandonner Durand lui-même comme auteur, en adoptant, presque dans l’esprit du structuralisme, une pluralité d’auteurs, comme la vallée elle-même.


Chris Sharp, critique d’art, commissaire d’exposition et galeriste

  1. Cette question est à la fois confirmée et compliquée par l’histoire récente : Quand on ne parvient pas à trouver un auteur créateur, on lui substitue un découvreur. Ainsi, aucune recherche sur les dessins de cette vallée ne peut se dispenser de rendre hommage à Clarence Bicknell, l’homme qui les a découverts en 1881, un peu comme s’il en était devenu l’auteur simplement en les regardant. Un cas encore plus flagrant et curieux de paternité de substitution accompagne l’histoire de la grotte de Lascaux qui a fait de son découvreur, Marcel Ravidat, une légende. Âgé de 18 ans quand il l’a découverte, Ravidat était un apprenti mécanicien qui n’avait sans doute jamais imaginé que son nom puisse pénétrer dans 18 000 ans de culture et leur donner une teinte qui l’accompagnerait jusqu’à la fin de ses jours.
  2. Je fais ici référence aux réflexions acerbes de Robert Smithson dans son essai Some Void