Philippe Durand

Philippe-Alain Michaud, Préhistoire de la photographie (FR)

2020

Publié dans Chauvet, l’aventure intérieure, RVB Books

Peut-être vaut-il mieux que je retourne à cette vallée À ce rocher qui m’a servi de foyer Et que je recommence à graver, En marche arrière graver Le monde à l’envers.1


À l’origine de l’histoire de la photographie comme plus tard de celle du cinéma, avant que s’affirme la fonction réaliste ou documentaire de la photo-impression, la relation entre l’image et ce qu’elle donne à voir, pas encore tout à fait stabilisée s’inversent brièvement, comme au fond d’une camera obscura : l’image revêt, fugitivement, une dimension auto-réflexive, le motif photographié ou filmé servant de pierre de touche au photographe ou à l’opérateur pour décrire le médium dont il commence à explorer les pouvoirs. Cette expérience inaugurale se répète dans les images réalisées par Philippe Durand dans la grotte Chauvet où la photographie se trouve confrontée aux représentations parmi les plus anciennes élaborées par les humains. Dans « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin construit une opposition entre valeur cultuelle et valeur d’exposition dont il fait respectivement l’origine et la fin de l’histoire de l’art. Au commencement, les peintures pariétales laissées par la préhistoire : « Seule l’existence de ces images est importante, non le fait qu’elles soient vues. […] L’élan que l’homme figure sur les parois d’une grotte, à l’âge de pierre, est un instrument magique, mais c’est un fait contingent qu’il l’expose aux regards de ses semblables ; ce qui importe tout au plus, c’est que l’image soit vue par les esprits. »2


À l’autre extrémité du spectre, au temps de la reproductibilité technique, soit avec l’avènement de la photographie puis du cinéma, « la valeur d’exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne. »3 Ainsi se produit, à l’échelle pluri-millénaire, un renversement total du régime opératoire de l’art : « De même, en effet, qu’à l’âge préhistorique la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette œuvre d’art, dont on n’admit que plus tard, en quelque sorte, le caractère artistique, de même aujourd’hui la prépondérance absolue de sa valeur d’exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience – la fonction « artistique » – apparaisse par la suite comme rudimentaire. »4 Le recul de la dimension magique de l’œuvre d’art s’accompagne d’un effacement de ce que Benjamin nomme son aura, cet effet encore perceptible aux temps de la première photographie qui enveloppait le modèle photographié dans le temps démesuré des temps de pose : c’est probablement la menace de cet effacement qui poussait Léo Frobenius à préférer la peinture à la photographie dans son entreprise systématique de reproduction des peintures rupestres paléolithiques : les quelques 5000 aquarelles exécutées à échelle 1 et en fac simile par ses équipes entre 1920 et 1938 au cours des nombreuses campagnes qu’il supervisa en Europe et en Afrique constituent un dispositif de résistance à la photographie où se révèle incidemment en quoi cette dernière, en mécanisant le processus de reproduction, pouvait surmonter le fantasme néo-romantique véhiculé par la répétition du « premier » geste : « [Frobenius] pensait sans doute, comme Baudelaire, que la photographie aplatissait, nivelait et égalisait ses objets : en tant qu’instrument intrinsèquement moderne, elle lui semblait inadaptée à l’art de la préhistoire tandis que la peinture demeurait au contraire un medium propice à l’empathie, engageant à l’immersion et impliquant la sensibilité de l’artiste à l’égard d’un âge révolu. »5 Peut-être aussi la technique de la copie permettait-elle de préserver mimétiquement le temps processuel du geste pictural que l’instantanéité photographique venait brutalement détruire.


Mais inversement, la photographie, ou littéralement l’écriture de la lumière, rejoint empathiquement l’écriture d’avant l’écriture des première représentations pariétales. Et si pour la dernière fois l’aura s’était manifestée en photographie dans le visage humain6, l’absence de celui-ci dans les peintures de la préhistoire prend dans leur reproduction photographique une signification particulière : elle apparait comme le signe du renversement in actu de la valeur cultuelle en valeur d’exposition. C’est ainsi que la photographie, dans les peintures pariétales de la préhistoire, découvre simultanément son autre et son double. Car, toujours selon Benjamin, ces peintures n’étaient pas seulement chargées d’une fonction magique, elles présentent une fonction méta-discursive, au même titre que la photographie envisagée dans sa fonction de reproductibilité : « Au service de la magie, l’art de la préhistoire fixe certaines notations dont les fonctions sont pratiques. Il s’agit probablement à la fois de pratiques magiques, d’instructions relatives à de telles pratiques et, enfin, d’objets d’une contemplation à laquelle on attribuait des pouvoirs magiques. L’homme et son environnement fournissaient les objets de ces notations, et ils furent représentés conformément aux exigences d’une société dont la technique se confondait encore totalement avec le rituel. »6

C’est ainsi que la photographie, dégagée de la présence auratique et magique de l’artefact dont elle fixe l’apparence forme une seconde nature face à laquelle «  l’homme, qui l’inventa mais qui, depuis longtemps, n’en est plus le maître, a besoin d’un apprentissage analogue à celui dont il avait besoin en face de la première nature. »7 Cet apprentissage, c’est au fond ce que Matisse décrivait comme un geste de désappropriation qui nous fait retrouver la chose même en deçà de ce que nos habitudes visuelles nous ont appris à représenter : « Tout ce que nous voyons dans la vie courante déclarait Matisse dans un entretien de 1953, subit plus ou moins la déformation qu’engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une époque comme la nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un flot d’images toutes faites, qui sont un peu, dans l’ordre de la vision, ce qu’est le préjugé dans l’ordre de l’intelligence. L’effort nécessaire pour s’en dégager exige une sorte de courage; et ce courage est indispensable à l’artiste qui doit voir toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois: il faut voir toute la vie comme lorsqu’on était enfant ; et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous exprimer de façon originale, c’est-à-dire personnelle. Pour prendre un exemple, je pense que rien n’est plus difficile à un vrai peintre que de peindre une rose, parce que, pour le faire, il lui faut d’abord oublier toutes les roses peintes. Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j’ai souvent posé la question:  » Avez-vous vu les acanthes, sur le talus qui borde la route ? « . Personne ne les avait vues; tous auraient reconnu la feuille d’acanthe sur un chapiteau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l’acanthe. C’est un premier pas vers la création, que de voir chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu. »8


Peut-être ce geste de désappropriation qui nous apprend à voir à nouveau devait-il commencer par la reconnaissance du cataclysme dont André Leroi-Gourhan faisait l’origine de toute étude de la préhistoire : pour comprendre comment les archives de la terre ont été compilées, il faut se représenter, dit-il, un grand torrent d’eau, car l’érosion est la force la plus puissante.10 Au ravage du temps qui ne laisse de la scène antédiluvienne qu’une série de traces indéchiffrables vient s’ajouter le caractère inéluctablement dévastateur de l’invention archéologique : « La préhistoire, toujours selon les mots de Leroi-Gourhan, est un livre qui ne peut être lu qu’à condition de le détruire. »9 Les photographies de Philippe Durand, conformément à cette intuition, s’approprient le processus d’invention des images conçu comme destruction. Au terme d’une opération de retournement, où il faut entendre simultanément répétition et renversement, la « seconde nature » que constitue la reproductibilité rejoint cette première nature anté-historique à laquelle elle s’oppose et dans laquelle in fine elle voit, jusqu’à s’y confondre, se réfléchir ses propriétés.

Les images ont été réalisées en quatre séances de deux heures (le temps maximal de séjour autorisé dans la grotte) dont la première sans photographier. Pour éclairer l’espace, Philippe Durand a utilisé une lampe frontale fixée sur un casque comme un oeil cyclopéen. Equipé de ce dispositif d’éclairage qui transformait la perception synthétique de l’espace en une découverte analytique conditionnée par la direction et la portée du faisceau lumineux, le photographe retrouve la position de l’homme de la préhistoire s’orientant dans les grottes au moyen de puissantes lampes à graisse et réactive l’effet d’anamnèse que Gaston Bachelard associait à la flamme de la chandelle : « La flamme détermine une accentuation du plaisir de voir, un au-delà du toujours vu. Elle nous force à regarder. La flamme nous appelle à voir en première fois nous en avons mille souvenirs, nous en rêvons tout à la personnalité d’une très vieille mémoire et cependant nous en rêvons comme tout le monde, nous nous souvenons comme tout le monde se souvient — alors, suivant une des lois les plus constantes de la rêverie devant la flamme, le rêveur vit dans un passé qui n’est plus uniquement le sien, dans le passé des premiers feux du monde. »10 Les photos ont été réalisées au flash (mecablitz 45 ct 1) produisant une fulguration intense dont l’instantanéité (1/10.000e de seconde), s’oppose à la temporalité géologique mais qui permet aussi la fixation de l’image brusquement arrachée à l’obscurité, de sorte que dans l’instant de la prise de vue vient se recueillir le temps immémorial de la formation des grottes. Le temps se matérialise par l’intermédiaire des différentes couches dont la photographie, comme le sol, conserve l’empreinte et dont la confusion entraîne l’image dans le chaos.


L’appareil photographique (Mamiya RB 67, une chambre moyen format argentique) posé sur pied, pouvait pivoter, circulairement et de haut en bas. Philippe Durand a utilisé, sans systématicité, un dispositif de double exposition, souvent en champ/contre-champ, qui rabat les surfaces pariétales l’une sur l’autre. En se refermant sur lui-même, l’espace de la grotte, conformément à l’hypothèse de Benjamin, se trouve reconstitué dans l’univers de la reproductibilité. La chambre devient ainsi l’analogue artificiel de la grotte où celle-ci s’absorbe et se recompose, retournée comme un gant. Lorsque l’appareil pivote, le mouvement du corps qui l’accompagne réinscrit l’espace circulaire accessible à l’exécutant des peintures sans changer de position, soit le champ manuel, qui correspond à un diamètre moyen de 80 cm, et le transforme en champ optique.11 Le procédé de la surimpression fait affleurer en même temps qu’il efface les types de répartition spatiale que permettent de circonscrire ce champ : les figures isolées éloignées les unes par rapport aux autres de plus du rayon d’un champ manuel et les figures juxtaposées dont la distance de séparation est inférieure à ce rayon se confondent : elles viennent se résoudre en un jeu de figure erratiques aux contours inachevés auxquelles l’inscription dans un même périmètre impose un recouvrement au moins partiel.12 Les photographies révèlent au moyen du procédé de la surimpressions, que les traits du dessin, conformément à l’hypothèse développée par Jean Louis Schefer, relèvent moins de la description que de la déformation.13 La forme est remplacée par des combinaisons de lignes qui perdent leur caractère descriptif : « Formellement, nous avons à faire un système d’interprétation (du « monde », du réel, des relations de forces) par le moyen le plus économique de combinaisons restreintes de figures limitées, suffisamment lisibles là où il le faut, laissant jouer ailleurs des entrelacs de figures à la limite de la lisibilité et de la pertinence référentielle. »14

En brisant l’objectivité documentaire de la reproduction, la double exposition active un phénomène de régression formelle qui destructure moins l’image, toujours achevée, que son objet : la photographie devient le véhicule d’effets compositionnels qui mettent en question la vision conventionnelle de la préhistoire telle qu’elle se stabilise au XIXe siècle : la peinture de portrait ou de paysage cesse d’être le prisme à travers lequel la production artistique du paléolithique peut se comprendre et se regarder. Comme l’écrit encore Schefer, « La première fonction des figures n’est pas de restaurer ou de présenter la réalité (d’en faire une représentation) – ce point de vue est celui d’un usager de l’art du XIXe siècle (ou de l’idéologie dominante de cet art.) Il serait absurde d’imaginer que les Magdaléniens représentaient un échantillon de la « réalité » parce qu’ils l’aimaient, la désiraient, la craignaient ou la révéraient. »15 La photographie devient ainsi une méditation critique moins sur les productions de l’art paléolithique que sur la manière dont elles ont été interprétées : elle produit des méta-images comme autant de commentaires silencieux sur un corpus lui-même silencieux, constitué, au contraire des traditions artistiques historiques, uniquement d’images.


En détruisant les conventions atmosphériques de la construction spatiale, Ph. D substitue à la profondeur de champ une profondeur matérielle et retrouve la complémentarité tactile des surfaces. La surimpression permet, contre la restitution atmosphérique du champ, de combiner des systèmes de représentation iconiques à des systèmes indiciels : ainsi peuvent se trouver associées au moyen de la double exposition, des traces de pattes d’ours imprimées dans le sol à la représentation d’un ours tracé sur la paroi ou encore un dessin de cervidé exécuté au doigt, à des ossements dispersés. Reparcourant à l’envers, en un geste stratigraphique, l’axe horizontal dont Leroi-Gourhan faisait la condition de la fouille à plat, par décapage, qui permet seule, au-delà de la mise à jour des artefacts, d’établir le tissu des relations entre les objets.16 Au procédé photographique techniquement analogique, Philippe Durand ajoute ainsi une analogie de structure qui détourne la photographie de sa fonction de reproductibilité et l’assimile au geste d’invention de la fouille. Empruntant la figuration de l’espace à d’autres procédés que ceux de la représentation perspective héritée du Quattrocento dont la photographie reste techniquement tributaire, l’image revient, à travers la surimpression, à un stade de l’expression visuelle qui entre en relation avec l’expression graphique des peintures pariétales.

À la régression formelle s’ajoute alors une régression temporelle, non pas causale et successive mais alogique et simultanée17  : au même titre que l’archéologie, la photographie est la trace matérialisée d’une action qui entre en résonance avec une séquence gestuelle disparue.18 Pour le photographe comme pour le préhistorien structuraliste, le sens hypothétique des figures se perd : le déplacement du point de vue et la sédimentation des images dégage la photographie de la contrainte des apparences qui se trouve ainsi reconduite à l’inintelligible : récapitulant dans l’instantanéité le temps long de la fouille, elle devient une technique de reconnaissance de l’invisible.


Dans la circulation autour comme à l’intérieur de la grotte telle qu’elle se reconstitue dans les photographies, il n’y a pas de logique d’orientation. Il est impossible d’y reconnaître sous forme de déploiement architectonique une entrée, des salles, des passages, des couloirs, des alcôves, des culs-de-sac. À ces repères qui déterminent les déplacements physiques se substitue un monde désordonné d’images sans foyer et sans orientation, nées de l’interaction des parois avec les figures et les signes pictographiques où les notions de droite, de gauche de haut et de bas n’ont plus cours. « La grotte est « vécue » : elle est un territoire sensible : elle accepte, reçoit, conserve des propositions figuratives ; chacune est plus ou moins propice à ces modifications figuratives. Car les modifications formelles des animaux sont un jeu de solidarité avec l’espace : relief des parois, plans encadrés, niches, étirements de boyaux, cheminées ; les espaces « morts », non dynamiques, n’y sont jamais employés. L’utilisation régulièrement observée de relief (saillies, cassures, arêtes, colonnettes, etc.) comme support ou esquisse de figures, silhouettes globales, va exactement en ce sens : la figuration est une adaptation de lignes et de figures aux qualités de l’espace. »19 Ainsi se trouve sinon reconstitué, du moins commenté sous forme intuitive et déconstruite, l’agencement décoratif des grottes qui résiste à toute forme de systématisation.20 Différentes formes de restitution spatiale coexistent, de l’appréhension abstraite du sujet reposant sur la multiplicité de points de vue à sa structuration optique partielle.

Les figures enchevêtrées qui apparaissent dans les cycles, un fait soulignait encore Leroi-Gourhan, qui n’a que peu d’équivalents dans d’autres arts21 , trouve dans la superposition des champs une forme d’activation créant des rencontre morphologiques et compositionnelles accidentelles, un jeu de condensations et de dilatations qui simultanément déplacent et réactivent les formules développées par les artistes du paléolithique.
La première impression laissée par les photographies est celle d’une absence complète de symétrie : les figures semblent assemblées au hasard et leur présence ou leur absence contingente ; elles n’entretiennent avec leur support aucun rapport sensible et semblent flotter dans l’espace. L’interaction des éléments naturels et des figures crée un nouveau schéma spatial : le processus de surimpression répète sans le redoubler « le geste de l’homme qui a placé deux points derrière un stalagmite ou sur les lèvres d’une fente et qui témoigne de l’exercice d’un choix. »22 implique l’existence d’un certain patron spatial qui ne correspond pas à de l’incohérence. » A. Leroi-Gourhan, L’art pariétal, op. cit., p. 198.] Le recouvrement des images qui viennent se confondre en une image unique révèle l’intrication des figures dans les formes naturelles du support dont la surface intervient à la fois comme cadre et comme génératrice de volumes, faisant naître des replis de la roche des fractures et des lignes obliques, des sinuosités et des axes de symétrie émancipés du point de vue de l’observateur, inéluctablement prescriptif.


La forte dissociation des avant plans et des arrière plans produit un effet stéréoscopique : le recours aux éclairages rasants et l’usage des objectifs lenticulaires génère des formes de saillie à la fois fictives et complexes tandis que dans les zones obscures, les reliefs naturels sont intégrés dans l’œuvre entraînant la caverne dans le dispositif symbolique des représentations. Dans les peintures pariétales, le souci de représenter un sol transparaît dans la disposition de membres des animaux dont les extrémités répondent à une ligne fictive, constituée par l’alignement de plusieurs figures qui se suivent. Cette ligne est attestée soit implicitement par l’alignement des aplombs d’une même suite d’animaux, soit explicitement par la mise en place des figures sur un accident naturel du support, corniche, entablement ou fissure. Cette disposition devient particulièrement nette lorsque les animaux viennent s’aligner sur des reliefs obliques. À la faveur des surimpressions de plans, la ligne de sol se matérialise : le rabattement du contre-champ sur le champ produit un effet architectonique, les fissures ou les joints de stratification reportés tenant lieu de ligne de sol tandis qu’à la faveur du basculement du cadre, les animaux sont figurés remontant une pente ou la descendant. Réorientés par la position de l’appareil et l’angle de la prise de vue, ils apparaissent dans des positions insolites tandis que les surfaces plafonnantes, les cloches, les blocs détachés des parois, l’argile du sol même offrent des surfaces dont les rapports avec la verticalité prennent un caractère énigmatique et fictif.

Pour photographier la grotte, Philippe Durand a utilisé six filtres – rouge, vert, bleu, jaune, violet, orange combinés deux à deux. Mais comme toujours dans le travail de Philippe Durand la règle n’est pas intangible : quelquefois il n’a pas utilisé de filtre, ou un filtre unique produisant une image monochrome.
En remplaçant les synthèses soustractives par des synthèses additives laissant apparaissent des teintes intermédiaires aléatoirement produites, la photographie s’émancipe de la peinture, mais aussi de sa propre dimension référentielle. À la manière d’un cartographe, Durand utilise des couleurs artificielles, non descriptives, qui correspondent à des valeurs thermiques : teintes bleues froides et rouges ou jaunes, chaudes. Si le rouge est toujours accompagné de lumière avance Goethe23 le bleu en revanche véhicule un principe d’obscurité.24 Et si lorsque nous fixons une surface parfaitement jaune-rouge, la couleur semble pénétrer l’organe de la vision, le bleu semble s’éloigner de nous. Ainsi nous aimons contempler le bleu parce qu’il nous attire vers lui.25 Ainsi se trouve reconstituée dans les compositions de Philippe Durand une spatialité phénoménologique ou mentale qui associe les effets de profondeur et de surface à la perception que nous en avons.


La diminution du spectre chromatique obtenue au moyen des filtres vient s’aligner sur l’éventail de colorants restreint utilisé par les artistes du paléolithique tirés, sauf exception, des états d’oxydation du fer, surtout de la limonite et du manganèse produisant des monochromes, rouges ou brun noirâtre sans remplissage, ou avec un remplissage uniforme.
Leroi-Gourhan, suivant Henri Breuil, a interprété l’application de taches à bords flous, jointives ou espacées comme le résultat d’un procédé de « peinture au pistolet », par projection de pigments en poudre soufflée ou en pâte crachée sur la paroi. « Il semble que le procédé employé ait été simplement le pochage avec une « brosse » ronde, chargée de poudre colorante se fixant sur la paroi humide. Il semble bien aussi que pour certains contours exécutés suivant cette technique, on ait utilisé des caches mobiles, permettant d’arrêter les taches contigües sur un bord vif, pour tracer, par exemple, la ligne d’une encolure. »26 L’utilisation des filtres produit un effet similaire à celui des caches : les aplats de couleur qu’ils produisent inversent les positions respectives des fonds et des figures : les fonds passent à l’avant-plan sous lesquels les figures dissociées apparaissent en transparence. Imitant l’action des eaux, les croûtes colorées qui couvrent les surfaces comme une patine laissent affleurer des veines sinueuses et des halos dans la masse rocheuse. Les nuances tranchées des lits horizontaux laissent apparaître des fissures transparentes et des éboulis qui désormais adviennent à l’intérieur de l’image. La coalescence des différents plans contamine la composition : les figures semblent surgir des gangues de couleur qui fragmentent la surface, la couvrent et la déchirent à la manière d’un papier collé, générant marbrures, taches et coulures où semble se répéter un processus géologique.

L’utilisation de couleurs non-naturelles produit une sorte de décorativisme kitsch. Comme dans les grottes maniériste, l’espace naturel devient ambigü, dessinant un état intermédiaire entre pierre et chaire, solide et liquide, congélation et pétrification.27 En naturalisant l’artifice, les peintures sont comme recouvertes par des amas minéraux semi-transparents à la manière des esclaves de Michel-Ange qui, dans la grotte du jardin Boboli conçue par Bernardo Buontalenti devaient peu à peu se couvrir de concrétions calcaires et se fondre dans la roche. On observe cette oscillation, qui était celle du style rustique, entre grotesque et sublime, soit deux manières de mettre en question le canon de la beauté idéale fondée sur la symétrie et sur la proportion. Mais l’usage des filtres donne aussi aux images une dimension psychédélique et transforme la vue en vision. Cette référence aux psychotropes correspond à une perte de contrôle délibérée, érigée en protocole : Philippe Durand retrouve ainsi, par le biais de la photographie la dimension chamanique que Salomon Reinach, Henri Breuil ou Georges Bataille ont pu déceler dans les peintures paléolithiques – hypothèse au demeurant systématiquement démentie par André Leroi-Gourhan.28


L’interaction des filtres et des doubles expositions exaspère les puissances expressives d’un monde à la fois étrange et familier, unnheimlig, où Leroi-Gourhan reconnaissait, en son temps, « un arbre de noël, une vierge à l’enfant, des betteraves vues en contre-plongée, des concrétions en chou-fleur… ». Mais aussi des boyaux, des entrailles, des cavités utérines où se reflète l’assimilation de la caverne à un corps. La photographie transforme la peinture et le lieu où elle s’inscrit en matière organique. En découvrant les surfaces minérales où la pulvérisation de pigment rouge produit des halos sanglants auxquels les filtres donnent des teintes paradoxales, on songe à l’hallucinante description que donne Victor Hugo, dans Les travailleurs de la mer du défilé des Douvres exploré par Gilliat : “Il y a souvent dans les gorges granitiques de l’océan une étrange figuration permanente du naufrage. Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. Les oxydes de la roche mettaient sur l’escarpement, çà et là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé.

C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. La rude pierre marine, diversement colorée, ici par la décomposition des amalgames métalliques mêlés à la roche, là par la moisissure, étalait par places des pourpres affreuses, des verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveillant une idée de meurtre et d’extermination. On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. On eût dit que des écrasements d’hommes avaient laissé là leur trace ; la roche à pic avait on ne sait quelle empreinte d’agonies accumulées. En de certains endroits ce carnage paraissait ruisseler encore, la muraille était mouillée et il semblait impossible d’y appuyer le doigt sans le retirer sanglant. Une rouille de massacre apparaissait partout. Au pied du double escarpement parallèle, épars à fleur d’eau ou sous la lame, ou à sec dans les affouillements, de monstrueux galets ronds, les uns écarlates, les autres noirs ou violets, avaient des ressemblances de viscères ; on croyait voir des poumons frais, ou des foies pourrissant. On eût dit que des ventres de géants avaient été vidés là. De longs fils rouges, qu’on eût pu prendre pour des suintements funèbres, rayaient du haut en bas le granit. Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer. »29

Paysages extérieurs jours : selon le même protocole associant surimpressions et filtres colorés, Philippe Durand a photographié les approches de la grotte. Filtre rouge sur la pierre, bleu sur l’air : le ciel devient jaune, la montagne, rose magenta. Le ciel et la terre inversent leur position ; la surface de l’image, semée de cailloutis, de touffes, d’herbe, et de bancs de sable emportés par la couleur, est stratifiée en minces pellicules transparentes qui liquéfient la surface, comme lavée par un flot continuel. Le paysage semble animé d’un clignotement statique , taches brillantes qui sont, selon les mots employés par Nietzsche dans La naissance de la tragédie, les réflexes du regard qui s’est confronté à la nuit.30

Philippe-Alain Michaud, commissaire d’exposition, conservateur au Musée National d’Art Moderne – Centre Pompidou, enseignant d’histoire et la théorie du cinéma à l’Université de Genève

  1. Nicanor Parra, Poèmes et anti-poèmes, trad. de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 2017, p. 111-112
  2. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (Première version) dans Œuvres t. III, Paris, Gallimard, 2000, p. 79.
  3. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » § 6, op. cit., p. 81.
  4. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » § 6, op. cit., p. 80.
  5. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » § 6, op. cit., p. 80.
  6. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » op. cit., § 6, p. 80.
  7. W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » op. cit., § 6, p. 80-81.
  8. Henri Matisse, entretien avec Régine Pernoud, 1953
  9. André Leroi-Gourhan, Les fouilles préhistoriques (techniques et méthodes), Paris, Picard, 1950, p. 2.
  10. Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle.
  11. A. Leroi-Gourhan, L’art pariétal, op. cit., p. 232
  12. A. Leroi-Gourhan, L’art pariétal, op. cit., p. 232
  13. Jean-Michel Durafour, « Jean Louis Schefer, Italo Calvino : le cinéma des âges de la terre »
  14. J. L. Schefer, questions d’art paléolithique, Paris, Pol, 1999, p. 17.
  15. J. L. Schefer, questions d’art paléolithique, op. cit., p. 24.
  16. André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole II, Paris, 1965, « La paléontologie du geste », p. 35.
  17. Siegfried Giedion, The Eternal Present. The Beginnings of Art, Washington, National Gallery of Art, 1962.
  18. Marc Groenen, in A. Leroi-Gourhan, L’art pariétal. op. cit., p. 52
  19. J. L. Schefer, « La grotte Chauvet », Questions d’art paléolithique, op. cit., p. 168.
  20. A. Leroi-Gourhan, « Réflexions de méthode sur l’art paléolithique », L’art pariétal, op. cit., p. 197-198.
  21. A. Leroi-Gourhan, L’art pariétal, op. cit., p. 233
  22. « Le fait de concentrer des animaux ou des signes dans une alcôve ou un diverticule […
  23. «  Regardons fixement une surface parfaitement rouge : la couleur semble vraiment se river dans l’organe. Elle provoque un incroyable ébranlement et cet effet persiste lorsque l’obscurité atteint déjà un certain degré. » Johann Wolfgang Goethe, Traité des couleurs, trad. Henriette Bideau, § 776, La Boissière en Thelle, Editions Triades, 2017, p. 269.
  24. « Les couleurs appartenant au côté Moins sont : bleu, indigo et violet. Elles font naitre un sentiment d’inquiétude, de douceur et de nostalgie. » § 777, J. W. Goethe, Traité des couleurs, op. cit., p. 269.
  25. « Comme nous suivons volontiers un objet agréable qui fuit devant nous, nous regardons volontiers le bleu, non parce qu’il se hâte vers nous, mais parce qu’il nous attire. » J. W. Goethe, Traité des couleurs, § 781, op. cit., p. 269.
  26. A. Leroi-Gourhan, L’art pariétal, op. cit., p. 210-212
  27. Philippe Morel, Les grottes maniéristes en Italie au XVIe siècle, Paris, Macula, 1998.
  28. p. 197.
  29. Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, p. 442-443
  30. Friedrich Nietzche, La naissance de la tragédie