Philippe Durand

Pascal Beausse, Wahouu bazar

2005

Publié dans revue Dit N°4

À l’heure du triomphe, pour le meilleur et pour le pire, d’une société de l’image gouvernée par la loi du plus fort, I’art apparaît bien comme un chemin de traverse, un espace utopique où peut se produire une alternative aux régimes de représentation majoritaires promulgués par l’alliance des médias et de l’économie.
Puisque le spectaculaire embarqué détient un primat sur la définition du visuel ambiant, et bien que I’art ait depuis longtemps perdu ce privilège, la nécessité d’autres images de la réalité vécue est toujours et d’autant plus importante. La vie ne ressemble pas aux reportages calibrés du journal télévisé, ni à l’esthétique de persuasion nécessairement efficace des tunnels de publicité, et encore moins aux expériences de laboratoires « multiscopiques » de la télé-réalité. Le réel résiste à ses caricatures, puisqu’il est bien plus cruel que toutes ses transpositions.


L’examen photographique des réalités contemporaines auquel procède Philippe Durand n’a rien de systématique et n’affiche aucune volonté englobante de déchiffrement du réel. A l’opposé de la « vision Superman » de Andreas Gursky - selon I’expression de Jeff Rian -, le corpus dialectique de Philippe Durand, articulant images et objets, part d’une exploration du monde à hauteur d’homme. À une époque où le flâneur a disparu pour laisser place au zappeur, Philippe Durand pratique un régime de vision flottante, à la recherche d’indices faibles, de signes fragiles, d’écritures anonymes qui disent pourtant les effets sur l’individu et l’environnement des conditions de vie imposées par l’hypermodernité. Hal Foster distinguait deux types de postmodernismes, antagonistes : l’un adhérant au capitalisme, l’autre en faisant la critique. Appartenant à une génération d’artistes travaillant le photographique après le jusqu’au-boutisme des appropriationnistes ou post-photographes des années 80, synchrones avec la théorisation du postmodernisme, Philippe Durand fait de ce médium, soi-disant en voie d’obsolescence, l’outil d’une exploration critique et poétique du monde contemporain. La post-postmodernité ou hypermodernité du début du 21€ siècle est l’époque de l’après-désillusion, de la prise de conscience des effets ravageurs de l’histoire du capitalisme, de la découverte des paradoxes du progrès, et de l’émergence selon Jurgen Habermas d’un nouvel espace public.


Une conscience politique et écologique anime l’artiste, mais il n’oublie pas que I’art consiste à mettre en forme des idées. Aussi, les résolutions formelles choisies par Philippe Durand n’ont-elles rien de décoratif, mais ont-elles bien plutôt la charge de véhiculer une pensée du monde. Une pensée que l’on pourrait qualifier, avec Michel Maffesoli, de « caressante ». Une pensée vagabonde tenant compte de la polysémie de la réalité sociale et naturelle. Au gré de ses voyages - de Barcelone à Buenos Aires en passant par Cahors, Champclause, Los Angeles, Moly Sabata, Nice et Odessa - et de ses pérégrinations dans les villes où il vit - Paris et Bruxelles -, PHILIPPE DURAND a constitué un ensemble de séries photographiques qui semblent procéder d’un aller-retour permanent entre ville et campagne. Et puisque sa pensée n’a rien de binaire, il envisage toutes les stations qui mènent de l’espace urbain organisé au monde naturel. Si la dichotomie nature-culture peut sembler ici à l’œuvre, elle ne s’exprime pas sur un mode rigide, puisque Philippe Durand met au jour l’organicité du monde urbain en s’attachant à montrer les effets d’altération ou de retour à I’état sauvage des choses. Cette vision organique du monde est en quelque sorte l’héritière de la « nouvelle grille » de Henri Laborit, qui voyait dans le biologique une métaphore du social.


Appliquée à la nature, cette méthode relève d’une véritable scoptophilie. Ce régime de vision compulsif consiste à explorer un fragment de réel par une scrutation obstinée. Comme prélevées à l’emporte-pièce, ces images s’attachent à décrire des choses infimes, labiles, pour faire correspondre microcosme et macrocosme. Jardin (1987), œuvre originelle, était une série de petits films Super 8 appliquant aux composants d’un jardin de banlieue la méthode des portraits de superstars de Warhol : un plan fixe correspondant à la durée de la bobine. Un cinéma non narratif dont la volonté clairement affichée est de ralentir le rythme de la vision.
Les Ruisseaux (2000) mettent en œuvre le procédé de la modélisation 3D - vecteur représentationnel de notre époque, du jeu vidéo à l’expIosion atomique -, en l’appliquant à l’élément naturel. Structure pneumatique, chaque Ruisseau est conçu comme une représentation de l’eau par l’air. Littéralement, l’image flotte au-dessus d’une vacuité. Surface décollée de son support, elle reproduit schématiquement sa topographie originelle. Philippe Durand met en œuvre une image-objet, dépassant l’ancienne relation sculpture-photographie. Le Ruisseau est un mixte d’image et d’objet, au sens où, étymologiquement, l’objet est ce qui est là, posé devant le spectateur, présentant une étendue visible, repérable, maîtrisable par la vue.

L’ image-objet, à la fois statique et dotée d’une respiration, restitue cette vision organique du monde. En dépassant les classiques dichotomies, elle allie l’intelligible et le Sensible. Pour produire cette pensée caressante visant à une véritable érotisation du réel, que traduit à merveille la série des onze Sources (1999-2000) : photos en relief donnant littéralement corps, par la séduction illusionniste, à la qualité organique de l’eau dans son bouillonnement vitaliste, dans sa labilité et son dynamisme. Hybridation de touriste et d’ethnographe, Philippe Durand observe l’espace urbain à partir des signes infra-culturels et vernaculaires dont il fourmille. ll réalise des portraits de villes, dans une réinvention des dérives situationnistes, en recherchant les traces de résistance à la standardisation et à l’artificialisation rampantes inscrites dans les programmes d’aménagement urbain.


Avec Bienvenue à Paris (1998-1999), il aborde les monuments et les rues fameuses de la capitale française, non pas à travers un filtre culturel mais du point de vue de l’usager. Du pèlerinage incontournable à la Tour Eiffel jusqu’aux agences de voyage, Philippe Durand se comporte comme un touriste dans sa propre ville. Mais plutôt que de reproduire les images des cartes postales, il regarde toujours à côté : là où le décor se craquelle, là où des archaïsmes s’infiltrent dans les symboles de la modernité. Ce déplacement procède d’un mouvement double, confrontant l’image touristique d’une ville à sa réalité quotidienne, son exotisme à sa banalité. Un graffiti « Vive l’Afrique », tracé maladroitement sur le mur à côté d’un parcmètre, affirme tout à la fois une singularité fragile, une résistance anonyme, et la faiblesse de la marge sociale. l_’autocollant « Change », sur une vitrine des Champs-Élysées, se transforme en signe d’autorité, en symbole de l’injonction quotidienne faite à l’individu par le système publicitaire. En photographiant la superposition des reflets à la surface des vitrines des commerces, il obtient ainsi des collages instantanés qui mêlent le proche et le lointain, en insufflant dans le quotidien des bouffées narcotiques, discrètement farfelues. Ces images miroitiques produisent une inversion complète du rapport marchand, puisque la vitrine y montre la ville.

La part écrite tient une place essentielle dans cette recherche, depuis notamment la série Les années nonante (1997), qui s’attachait à la singularité de la belgitude, sur les traces de Broodthaers. Ainsi dans les Séries A propos (2002) et Crois-moi (2001), où Philippe Durand collecte des publicités artisanales, des mots apparaissant de façon incongrue dans les rues ou au bord de l’ancienne route nationale 7. Ces écritures trouvées, hors-copyright, expriment une recherche d’espaces de liberté d’expression qui échapperaient à l’efficacité normalisante et homogénéisante de la sphère communicationnelle.
Le principe employé par Philippe Durand pour mettre en forme cette vision alternative du monde, n’est pas celui d’un décodage de la réalité mais bien plutôt d’un recodage, par l’amplification de son inintelligibilité. Cette poétique de l’ordinaire est une manière d’approcher le réel dans sa complexité fluide.


Pascal Beausse