Philippe Durand

Nathalie Boulouch, Percevoir

2025
Philippe Durand est un promeneur. Dans les villes, dans la nature ; et en
photographie. Depuis le milieu des années 1990, il arpente le médium
pour en explorer les définitions possibles. Ainsi, des Sources (1999-
2002) au Gour de Tazenat (2022), l’exposition est-elle une invitation
à « percevoir ». Si le verbe à l’infinitif relie les différents ensembles
présentés, il sonne tout autant comme une consigne pour la visite.
Et cela commence depuis le dehors, à travers l’expérience proposée dans
la rue, face au format monumental des Dedans imprimés sur les vitres.
Par cette appropriation d’un support à l’interface de deux espaces, le
photographe perturbe et transforme la fonction utilitaire de la vitrine en
ajoutant une couche visuelle dans l’espace public.
À l’intérieur de la galerie, d’autres Dedans attirent le regard. Les galets
ramassés et rapportés dans le laboratoire photographique deviennent des
formes arrondies que le photographe associe à des figures géométriques
(grille, cercle etc.). Souvent réalisées la nuit, ces compositions procèdent
d’une pratique proche de l’automatisme surréaliste, où la rencontre
fortuite des éléments s’organise sur une table lumineuse, dans un
demi-sommeil. Au gré de trois prises de vues successives sous des
filtres colorés, l’image finale s’élabore par strates. Les couleurs, vives
et saturées, rendent manifeste l’arbitraire chromatique de la chimie
photographique. Elles s’affirment comme des sensations. L’image est
animée par les vibrations des recouvrements et des rapports de teintes
les froides qui reculent tandis que les chaudes avancent vers l’œil des
visiteur·euses. L’espace photographique des Dedans fonctionne comme
un espace construit, abstrait, qui combine au geste photographique celui
de sculpter et de peindre avec la lumière.
Tandis que les Dedans évoquent, sans en être, une référence visuelle au
procédé historique du photogramme, les Grilles explorent la simplicité
de cette technique primitive de « mise en forme de la lumière » selon la
définition proposée par László Moholy-Nagy dans les années 1920. Mais
ici, le support n’est pas une feuille de papier. C’est un galet de marbre
blanc. Comme les parois de la grotte Chauvet que Philippe Durand
a photographiées en 2018, comme les galets peints du site du Mas-
d’Azil, le support minéral devient une surface d’inscription de figures.
Le relief irrégulier de la pierre sur laquelle l’émulsion argentique a été
étalée directement, accueille l’empreinte des faisceaux de lumière de
l’agrandisseur traversant la rigidité d’une grille de métal percé.
Les figures sont réduites à la simplicité d’un motif répétitif de points noirs
s’inscrivant en négatif sur la blancheur du fond. Cette trame géométrique
se modifie en épousant le volume naturel du galet ; s’étirant sur les bosses
et se concentrant dans les creux. Cette déformation optique fonctionne
comme une anamorphose. Elle rappelle que tout dessin de la lumière
résulte d’une projection. Car si l’on se positionne exactement au-dessus
du galet et que l’on ferme un œil, la grille s’aplanit. Par leur forme
tridimensionnelle, les Grilles outrepassent l’idée de la photographie
comme image plate. Elles interrogent et réinventent les conventions du
médium.
Faire sortir l’image photographique de ses formats et supports
traditionnels est un principe qui se retrouve d’une autre façon dans les
Sources et les Gour de Tazenat. Dans ces deux ensembles que quelques
vingt ans séparent, le photographe semble emboîter le pas du géographe
et poète Elysée Reclus qui, dans Histoire d’un ruisseau (1869), évoquait
une promenade le long d’une source : « comment ne pas se sentir fasciné
par cette eau qui vient d’échapper à l’obscurité et reflète si gaiement la
lumière ? » Dans les Sources, la perception de la réfraction de la lumière
du soleil est restituée grâce à l’utilisation d’un support lenticulaire. La
sensation de scintillement et de vibration lumineuse varie selon l’angle
de vue et le déplacement des visiteur·euses. Dans les Gour de Tazenat,
la lumière affleure sur le lac auvergnat d’origine volcanique et sur les
pierres. L’opacité de la roche rugueuse s’oppose à la transparence de
l’étendue liquide dont on perçoit la profondeur. Si l’on se déplace devant
l’image, la matière de la pouzzolane surgit soudain en un fascinant effet
de relief reproduit grâce à une technologie innovante d’impression en
3D. Le regard est absorbé dans un va-et-vient entre la surface bleutée de
l’eau « calme, plate et luisante comme un métal » telle que la décrivait
Maupassant dans Mont-Oriol (1887), et la volumétrie de la roche
brunâtre émergeant physiquement au-delà de la planéité du support
photographique. De cette tension surgit la sensation d’un trompe-l’œil
plus que réel. La photographie est un simulacre de la réalité.
Ainsi, au-delà de la sollicitation première du sens de la vue, notre
expérience face aux images de Philippe Durand est celle d’une perception
phénoménologique. Elle engage l’idée de toucher du regard, et nous
suggère d’élargir notre pensée du photographique.
Nathalie Boulouch
historienne de la photographie, commissaire d’expositions et critique d’art