Philippe Durand

Joerg Bader, Voyez ce que vous ne voulez pas voir alors que nous le produisons pour que cela soit vu (FR)

2008

Publié dans Offshore, CentrePhotoGenève

Philippe Durand est artiste. C’est ce qui est conventionnellement admis. Sortant d’une École d’art, il produit des sculptures, des vidéos et des photographies. C’est donc un artiste qui fait de l’art comme il y a des photographes qui font des photographies. Les photographes font des photographies en noir et blanc en montrant de jolis corps de femmes nues. Conformément à leur propre canon de beauté, la femme canon est la beauté, quand ce n’est pas un paysage. Dans leurs meilleures dispositions, ils photographient les corps des femmes nues comme des paysages et les paysages comme des femmes nues. Tout cela sent bon le sable chaud, à moins que cela ne soit une poubelle de déchets. Mais alors, et précisément dans ce cas, les déchets sont les résidus de nos sociétés de consommation et les clichés sont en couleurs. Ce sont des photographies de mode qui sentent bon le parfum de l’éternelle critique pop ; néanmoins cela est toujours de la photographie. Les revues de photographies, de mode et d’art, les publient et les galeries de photographies et d’art les exposent et les vendent. Les photographes sont, de façon obsessionnelle, pourrait-on dire, préoccupés à reproduire ce qui est le monde visuel, comme ils disent : juste reproduire ce qu’ils voient pour nous montrer comment ils le voient – au diaphragme 64 ou 1,1, en Kodacolor ou en Fujicolor, en 28 mm ou en 350 mm. En les prenant au pied de la lettre on pourrait dire qu’un Christopher Williams ou un Philippe Durand sont bien plus proches de leurs préoccupations, car ils montrent justement ce qu’est un Kodacolor et Fujicolor dans le cas de Williams ou ce qui a été produit pour être vu dans le cas de Philippe Durand. Comme Williams, plutôt que de travailler à une représentation du monde, à un échantillonnage, Philippe Durand s’intéresse à une photographie paradigmatique : une photographie qui traite de la photographie elle-même.

La plupart de ses clichés Durand montrent ce que l’humanité, sous le règne du capitalisme, a fabriqué pour entrer dans notre champ de vision en tant que signe ; bien en vue pour que nous autres consommateurs, nous puissions voir en quels signes visibles les autres salariés ont transformé leurs salaires. Transformés en voitures, cartes postales ou en vêtements, en bateaux, en visière pour pare-brise. À ce monde appartiennent aussi les images qui ont été produites dans l’intention de nous faire dépenser nos salaires pour d’autres produits, comme la cosmétique, la pharmaceutique, les piscines et autres biens de consommation. Ce paradis consumériste, Philippe Durand l’a saisi dans ses séries antérieures (les années nonante, choses modernes, a Lot, à propos Denise, pharmacie). Il les présentait sur les supports les plus divers, provenant de l’arsenal du marketing (impressions adhésives, structures gonflables, thermoformages), mais aussi sur les supports plus courants pour la photographie, tel que les tirages argentiques ou les livre. Dans des séries telles que bienvenue à Paris ou doigts, pollution, il inventorie les signes de la rue qui n’incitent en aucune manière à la dépense, que l’on soupçonnerait même d’une certaine gratuité, non pas comme les journaux gratuits, mais plutôt comme les gestes gratuits, que ce soient des graffitis sur les murs des villes ou des inscriptions sur des vitrines poussiéreuses et abandonnées. On pourrait les qualifier d’images “irrécupérables”.

Philippe Durand s’intéresse au décalage entre l’image magnifiée par la publicité de ces signes et de ces objets et leur fonctionnement réel. Les figures, les sujets des photographies donnent à voir les indices de production d’une société capitaliste. Suivant la logique des photographes purement visuels il faudrait, en ultime conséquence, appeler Philippe Durand un photographe (tout comme Christopher Williams), car les deux font le travail que les photographes refusent de faire : représenter tout ce qui est produit par le monde marchand pour être représenté. Le reste, c’est de l’exotisme. Cette accumulation d’images sur les supports les plus divers, il faut les ramener à nos consciences ; cesser de les traiter comme des parasites sur lesquels nos regards doivent glisser. Mettre en lumière formes et images subliminales. Nous voilà en plein débat sur le réalisme. Qu’est-ce qui constitue le réel ? Le monde de la visibilité produit sous le régime capitaliste : information, publicité/marketing, divertissement, savoir, culture ? La pollution visuelle, propre au nouveau capitalisme, entre en écho avec l’opacité du monde de la finance, celui qui régit le capitalisme ultralibéral appliqué par la société du Mont-Pèlerin.


Ainsi, ce qui, au premier coup d’œil, pourrait paraître paradoxal dans le projet Offshore de Philippe Durand – photographier la part invisible du capitalisme - n’est finalement que l’aboutissement d’une démarche mise en place il y a environ quinze ans, ceci étant son ultime conséquence. Riche de son expérience ultérieure, de pointer la visualité du monde marchand, il s’est déplacé en 2006 aux Caraïbes, pour n’y trouver que des bourgades dans un paysage tropical. Mais ces paysages luxuriants, qu’il enregistre de façon aussi détachée qu’en photographiant du macadam à Hollywood, hébergent les banques de compensation par où une bonne partie de la richesse produite par le capitalisme mondial transite pour devenir invisible – circulez y’a rien à voir ! Et en effet, il n’y a rien à voir, les chiffres sur les écrans des banques de compensation défilent loin des yeux de tous les photographes et de tous les juges fiscaux du monde. En photographiant les banques et leurs enseignes, le photographe réactualise la remarque que Berthold Brecht faisait en 1931 : “Ce qui complique encore la situation (des arts reproductibles) c’est que moins que jamais, la simple reproduction de la réalité ne dit quoi que ce soit sur cette réalité. Une photographie des usines Krupp ou de l’AEG ne nous apprend pratiquement rien sur ses institutions. La réalité proprement dite a glissé dans son contenu fonctionnel. La réification des relations humaines, par exemple l’usine, ne permet plus de les restituer”.

Mais en confrontant ces façades kitsch et insignifiantes des banques Offshore à la marchandise-image, des limousines, des 4x4, des voiturettes de golf, des bateaux à moteur, à voile ou des yachts, il compense l’invisibilité de la finance noire par le régime d’hyper-visualité que l’hyper-capitalisme produit. Du côté de la finance, de la valeur d’échange, il n’y a rien à voir, mais du côté de la production d’image, de la valeur d’usage c’est l’exhibitionnisme total. Et l’un conditionne l’autre. Le nouveau capitalisme roule au moins en 4x4 : la finance par deux, tout comme la communication, appelons- la, la production d’images.


C’est ce que Philippe Durand définit comme “méta-photographie”, c’est à dire une remise en question du sujet au profit d’une mise en rapport d’éléments synthétiques. Les “végétations électriques” dans la série Offshore sont emblématiques de cette approche. Il s’agit de lignes électriques à l’écart, isolées, et dont la végétation tropicale luxuriante a vite fait de reprendre le dessus. On peut voir ces images dans le contexte d’Offshore comme une représentation de la circulation des flux monétaires. Tout en proposant un possible réalisme contemporain, Philippe Durand introduit une troisième composante dans sa série Offshore: bon nombre des clichés représentent voitures, bateaux et maisons, abandonnés, cassés, rouillés. Un peu à la manière d’un Robert Smithson qui allait au Yucatan voir les vestiges Maya et revenait avec sa série de Hôtel Palenque, une série de diapositifs montrant un hôtel laissé à moitié abandonné et se faisant dévorer par la nature luxuriante. Durant une conférence devant des étudiants en architecture, Smithson comparait le « rund-down »-hôtel aux temples Maya. En introduisant une dimension entropique comme Robert Smithson, Philippe Durand élargit sa critique de l’économie politique du signe et signe, évidemment, aussi en tant qu’artiste. Voilà une position d’art réaliste en ce début de centenaire.

Joerg Bader, directeur du CentrePhotoGenève, 2008