Philippe Durand

Entretien avec Charlotte Bonjour et Romain Löser à propos du projet Höhle (FR)

2024

Entretien catalogue Höhle

La conversation suivante entre l’artiste Philippe Durand et les fondateurs de Guts, Charlotte Bonjour & Romain Löser, a eu lieu en août 2024 dans la maison de Philippe à Servant, en Auvergne et sur les rives d’un lac volcanique, le Gour de Tazenat.


L’exposition Höhle (grotte) de Durand a été présentée à GUTS, Berlin du 21 septembre au 6 octobre 2024. Une exposition qui présente pour la première fois en Allemagne son travail sur la grotte Chauvet ainsi que les Grilles, une série de galets de marbre exposés avec une émulsion photosensible.


Charlotte Bonjour: A propos de la grotte Chauvet, il est difficile de ne pas penser au savoir-faire et à l’infrastructure nécessaire qu’il a fallu mettre en place pour réaliser ces dessins, comme la lumière, les échafaudages etc. Les artistes eux-mêmes n’ont sans doute pas été astreints à se procurer leur subsistance et des gens la leur ont fournie. Bref, ce genre de problème renvoie à une réalité à laquelle les artistes se trouvent encore confrontés: il faut une infrastructure qui fonctionne pour faire de l’art.


Philippe Durand: Lors de la première session dans la grotte Chauvet, j’ai eu une discussion avec Marie Bardisa la conservatrice. Elle m’expliquait qu’une théorie dominante serait que les gravures auraient été faites par un très petit nombre de gens, un groupe de six ou sept personnes, dans un laps de temps assez court. Les dessins dans la grotte sont faits en été, parce qu’en hiver il y a des ours dans les cavernes.


Romain Löser: Et toi, comme artiste qui utilise la photographie, victime du progrès technique et esclave de la lentille, quelles sont tes stratégies et comment maintiens-tu ton indépendance créative par rapport à la technologie?


PhD: Dans les années 2010, l’apparition du smartphone et des réseaux sociaux a complètement fait évoluer mes pratiques. J’ai longtemps travaillé sur l’espace public, sur les interactions humaines,végétales, animales, minérales qui construisent la ville. J’aimais observer les plantes, le vieillissement des façades, les inscriptions, comme la publicité, les graffitis ou la signalétique. À partir des années 2010, la photographie devient un langage commun, les réseaux sociaux en ont été le révélateur.
Cette constatation a fait évoluer mes travaux, et j’ai recadré mes pratiques; j’ai commencé à travailler avec les expositions multiples ainsi que les filtres de couleur en cherchant à produire l’inverse d’une photographie réaliste.


RL: Du coup, tu introduis un élément qui brouille l’imitation du réel. Une faille qui permet d ‘ouvrir vers le poétique, vers ce qu’on ne sait pas.


PhD: Quand j’ai commencé à préparer mes sessions photographiques dans la grotte Chauvet, j’ai demandé à travailler avec la lumière du flash. L’éclair d’un dix-millième de seconde, extrêmement puissant, permet de voir jusqu’au fond de la grotte. Quand au travail sur la couleur… partant du principe que tout est dans le noir, toute lumière que tu apportes influence notre manière de voir. Avec la photographie, tu es prisonnier de l’instant, mais en travaillant avec les expositions multiples et des filtres de couleur, j’avais l’impression d’être sur une toile blanche et d’y assembler des éléments.


ChB: Il y a un aspect psychédélique aussi. Dans ses recherches, l’archéologue David Lewis Williams met en relation les dessins dans les grottes avec le chamanisme. Il parle de motifs récurrents, constitués de points, de traits, de spirales etc. qui sont communs à toutes les cultures chamaniques et qui sont liés à des états de conscience altérés.


PhD: Cette dimension chamanique, c ‘est aussi mon leitmotiv, “Le rêve est le plus court chemin entre l’Aurignacien et nous”. On ne peut pas verbaliser en disant que c’est l’ancêtre de la peinture ou du cinéma parce qu’on projette notre propre culture là -dessus. Finalement, il y a une chose qui n’a pas changé, des hommes de cette époque à ceux d’aujourd’hui, c’est la manière de rêver parce qu’elle est hors culture.


ChB: Tes photographies nous rappellent que, malgré les progrès techniques, neurologiquement parlant nous sommes toujours les mêmes homo sapiens qu’il y a 35000 ans.
[…]

ChB: Dans le livre que tu nous as conseillé, Ce que l’Art Préhistorique dit de nos Origines, l’historien d’art et archéologue Emmanuel Guy fait observer que l’imitation est particulièrement accentuée pendant les époques fortement hiérarchisées. Vraisemblablement, le prestige suscité par la qualité de L’imitation sert toujours les intérêts d’une élite. Les dessins de la grotte Chauvet te paraissent-ils illusionnistes?


PhD: Tout à fait. Werner Herzog filme pendant 15 jours dans la grotte Chauvet pour son documentaire La Grotte des rêves perdus (2010). Dans la dernière scène de son film, il déplace une torche devant les scènes de chasse; On peut y voir alors l’interaction entre le relief de la roche, le dessin et les ombres. Soudainement, les dessins sont en mouvement! Tu n’es plus dans un référent-peinture, mais dans un référent proprement illusionniste du mouvement et de la vie. Vu la qualité du dessin, ces sociétés étaient déjà probablement hautement spécialisées.


RL: D’après Guy, l’illusionnisme des représentations de l’époque paléolithique aurait permis à certains groupes d’asseoir leur pouvoir, de se réserver des territoires de chasse, des privilèges, etc.


PhD: D’une manière générale, l’illusionnisme permet à une minorité sociale dominante d’asseoir son pouvoir. Regardez l’importance qu’ont aujourd’hui les médias dans la vie politique; en France, ce sont eux qui font les élections.


RL: Sous cet angle, l’art abstrait serait l’art des époques d’ouverture et de liberté. Nous sommes loin aujourd’hui de la polémique que Georges Bataille a dû déclencher en 1955 en comparant Lascaux avec la Chapelle Sixtine, mais il est clair que les peintures rupestre de Lascaux et de Chauvet sont bien plus que des représentations symboliques.


PhD: J’ai l’impression que les gravures de Chauvet nous présentent les animaux d’une manière très sensuelle. Ils nous paraissent actuels aujourd’hui parce qu’ils permettent toute sorte de connotations. D’une certaine manière, ces images nous parlent. Après toutes ces années elles restent accessibles. Il y a là quelque chose de divin; il y a un lien qui peut se faire avec Bataille. Il y a 35 000 ans, la durée de la vie d’un être humain était assez courte, les dangers étant nombreux. Ce qui incarnait la puissance ce n’était pas l’être humain, mais sans doute de très gros animaux. Concernant Bataille et la chapelle Sixtine, c’est aussi l’impact émotionnel! Le choc qu’on peut avoir devant ces représentations qui remontent si loin dans le temps.


ChB: Bataille provoque peut-être aussi ceux qui voient dans la chapelle Sixtine le summum de l’art. Mais dans son texte Lascaux ou la Naissance de l’Art, il ne s’intéresse pas à l’expression primitive, au gribouillage, à l’art brut (comme par exemple Dubuffet). Pour lui, l’art, c’est tout de suite un dessin contrôlé et maîtrisé.


RL: Ah, nous voilà pris dans le marécage Questcequelart. Il se trouve au nord de Discours, au sud D’avoirraison et généralement à l’ouest.


PhD: Absolument. Et je pense à cette citation de Walter Benjamin, qui disait que l’église n’avait pas besoin d’images belles, mais qu’elle avait besoin d’images qui lui servent.
On voit qu’à la Renaissance, les représentations s’autonomisent, deviennent privées et même personnelles. Jusque-là le clergé utilise l’art pour représenter le paradis, l’enfer, le purgatoire, etc. C’était gentiment de la propagande, le contrôle des esprits…


RL: Benjamin me plait dans tout cela. Lui aussi est intraduisible. Son style imagé se perd souvent au fil de la traduction. La relation complexe entre l’intelligible et le sensible, qui fait l’hétérogénéité des images linguistiques de Benjamin, est perdue au profit d’un idiome compréhensible par tous. Ces formes de limitation me semblent de plus en plus présentes.


ChB: Je me pose souvent la question de savoir pourquoi les images devraient n’avoir qu’une seule signification. Pourquoi réduire l’image à un simple « véhicule » alors qu’il est possible de la considérer comme une « scène », ou il se joue toutes sortes de choses.


PhD: Pierre Bourdieu considère que la fonction principale du musée est de différencier ceux qui y vont de ceux qui n’y vont pas.
[…]


PhD: C’est l’âme, tu vois, que, finalement, le capitalisme dénie… Je vous avais parlé de Pascal Pique, le fondateur du musée de l’Invisible et de son concept de ré-âmage. Chez les animistes, tout a une âme, le caillou, le brin d’herbe, la chèvre… Puis sont arrivés les monothéismes qui ont dénié une âme aux pierres, aux végétaux, et puis Descartes a dénié une âme aux animaux et aujourd’hui on dit que les êtres humains n’ont pas d’âme. Donc il y a disparition de l’âme à toutes les étapes de l’histoire de l’Occident. Notre société est construite sur l’idée de la mort dramatique, de la fin de tout, parce que c’est la porte ouverte au matérialisme et donc au capitalisme, qu’il soit d’Etat ou privé.


RL: Oui et à partir du moment où tu supprimes l’âme, tu autorises la violence. Par exemple, on peut penser aux efforts de l’Inquisition pour désigner des hérétiques ou bien à toute la force intellectuelle qui a été dépensée pour contester que les habitants du nouveau monde aient une âme.


ChB: En pensant à l’âme, je pense au sensible. On a vite fait de rapprocher le sensible de la sensiblerie et c’est très dur à traduire en anglais ou en allemand. Pour nous, le sensible permet la communication intuitive et non-verbale.


RL: C’est les énergies et les choses que l’on peut sentir. Moi, je pense même que le sensible donne accès à un mode de connaissance dont on se désintéresse parce qu’il demande du temps et de l’attention, deux éléments qu’il est dur de monnayer. Je pense que tu ne peux pas approcher le sensible sans l’attention qui vient du toucher et de l’amour.


PhD: C’est juste. Ce qui a fait du mal dans cette affaire du sensible, c’est la réception de Marcel Duchamp dans le monde de l’art. Depuis Duchamp et une interprétation raccourcie du ready-made, beaucoup de gens pensent que l’artiste doit pouvoir tout expliquer, qu’il est très intelligent.


RL: Oui, même si Duchamp n’a pas forcément voulu nuire au sensible, cette mystification de la stratégie intellectuelle persiste et prend beaucoup de place.


PhD: Oui, c’est malgré lui, il s’agit d’une interprétation erronée de ses idées.