Philippe Durand

François Piron, Professionnel du tourisme

1999

Publié dans Mouvement n°5, juin-septembre

La pratique photographique telle que l’envisage Philippe Durand s’apparente à l’herborisation : une pratique d’amateur, au sens étymologique du terme, accomplie en deux temps,cueillette et nomenclature. Une cueillette effectuée au gré de pérégrinations urbaines, à Bruxelles, Barcelone, Los Angeles ou Paris, toujours avec l’œil faussement candide de l’étranger de passage, de celui qu’amuse les menues coïncidence, les dérives des signes, les jeux de mots involontaires distillés par la rue et les incessantes correspondances générées par l’esprit face au réel : une fille photographiée à Odessa évoque dans sa posture une danseuse de Degas, un car décoré d’arbres peints est garé devant un bosquet, un parcmètre semble planté dans un parterre de misères… Une esthétique de la flânerie, conçue comme un rythme -une lenteur redonnée au regard dans le flux continuel des stimuli et non comme détachement : le travail de Philippe Durand n’exclut pas de porter un regard critique sur les systèmes de signes, par exemple sur l’ultra-privatisation de l’espace à Los Angeles, matérialisée par ces panneaux récurrents, signalant la protection des propriétés par des milices privées : « Armed Response ». À partir de ces injonctions dressées comme des tuteurs dans les jardins, Philippe Durand a conçu une série de photographies 3D à l’aide d’un appareil réalisant des négatifs triscopiques : les Still Life Armed Response, où le jeu de mots « nature morte/vie tranquille », allié à la séduction de l’effet 3D, recèle toute la violence d’une société sécuritaire vivant l’échange social comme une menace pour l’identité individuelle.


Philippe Durand prête attention aux signes faibles, aux indices fugaces qui, fonctionnant comme des prismes, dressent ce qu’il nomme des « portraits de ville »- portraits en mouvement, davantage captations que représentations, car l’image, même s’il arrive qu’elle fasse l’objet de plusieurs prises, d’autant d’allées et venues, conserve une allure d’instantané, une certaine nonchalance à distance de toute démonstration, et plus encore de toute spectacularisation d’ordre publicitaire. Il ne s’agit pas davantage d’une problématique de « l’instant fatal », mystification démiurgique autour d’un moment décisif de communion entre l’œil du photographe et le monde, mais de rester au plus proche du mouvement même de la perception et de la pensée, de son instantanéité et de sa discontinuité « relier
le temps du travail et le temps de la vie », dit Philippe Durand. 1

Cette esthétique de l’instantané s’hybride cependant par une réflexion menée par l’artiste en direction de l’objet, avec lequel l’image, dans la société de marchandise, entretient des rapports ambigus de domination réciproque. Pour Philippe Durand, « la photographie comprend l’objet », et dans sa double acception, la phrase révèle la direction prise par l’artiste : une voie ouverte par la Belle Haleine de Marcel Duchamp, poursuivie par La Tour visuelle de Broodthaers… L’image pour Philippe Durand n’est pas circonscrite à l’objet, mais peut le rencontrer dans un glissement, comme une cristallisation. Ainsi ses assiettes où figurent des « scènes de chasse », photographies des clients à la sortie du supermarché de Vénissieux, les Mugs Enjoy réalisés avec les images en contre-plongée des villas sur les collines d’Hollywood, les Tramontane, supports publicitaires mûs par la force du vent sur lesquels tournoïe l’image d’une antenne parabolique en camouflage brique, ou la moquette sur laquelle s’anamorphose une vue de la bouche de métro « Porte dorée ». Philippe Durand pervertit l’instrumentalisation de l’image dans la valeur d’usage de l’objet, choisissant délibérément des éléments qui relèvent d’un discount publicitaire et procédant par recouvrement et collage; une stratification des signes qui s’opère également dans nombre des images qu’il capte de la rue : images de vitrines où s’accumulent reflets et images peintes à même la vitre, mises en abîme des représentations, misérables et merveilleux trompe l’œil.


Les Années nonante (1996 - 1998), série réalisée à Bruxelles, et Bienvenue à Paris (1998— 1999), série dont les images présentées ici sont issues, s’attachent à cette stratification du réel, à ces indices volatils de la modernité et au renouvellement de plus en plus rapide des signes qui encodent notre rapport au monde. À travers le regard d’un touriste égaré dans cet entrelacs d’image et de langage, Philippe Durand fait sens du non-sens, pointe la picturalité du banal et construit une « poétique de l’ordinaire » 2  : une vision diététique du réel.


François Piron

  1. in entretien avec Lise Guéhenneux, « Réponses armées », Blocnotes 16, février 1999.
  2. selon l’expression de Pascal Beausse, in EXTRAetORDINAIRE, catalogue du Printemps de Cahors, Actes Sud, 1999)