Philippe Durand

François Coadou, Voir enfin (FR)

2009

Texte publié dans Beograd, Sémiose édition

Il s’agit donc d’un ensemble de photographies, intitulé Beograd, c’est-à-dire Belgrade en serbo-croate, prises là-bas, Belgrade, en 2006. Sous un tel titre, et dans ces conditions, on aurait pu s’attendre, bien sûr, à trouver de la photographie documentaire. Aussi bien est-ce après tout devenu, à côté de la photographie plasticienne, un courant important, et presque inévitable, de la photographie contemporaine. Et sans doute y avait-il d’ailleurs beaucoup à faire sous ce rapport, là-bas, en 2006… Mais non. Loin d’y céder, Philippe Durand semble avoir mis un point d’honneur, tout au contraire, à s’en excepter.

Que montrent en effet ces photographies ? Pour toutes vues de Belgrade, ce sont ici, pour la plupart, des vues de sols. Nids-de-poule et autres fissures, comme dessinées sur, ou gravées dans l’asphalte. Lignes imprévisibles, avant que de les suivre, car c’est le temps qui les a tracées, comme des rides. Lignes sur lesquelles on observe tantôt l’effort de l’homme pour en conjurer les effets, réparer ce qui a été usé, le recouvrir d’une nouvelle peau, tantôt l’effort de la nature, profitant de ce délitement, pour reprendre ce qu’on lui avait d’abord ôté, feuilles ou fruits arrivés là au hasard des vents, excroissances des herbes, celles qu’on dit mauvaises, venues patiemment du sous-sol, autant de touches de couleur, pour l’œil, sur camaïeu de gris. Parfois, cette dialectique du naturel et de l’artificiel, qui les fait tour à tour vaciller et qui les annule, parfois cette dialectique se rejoue autrement, en l’espèce d’un treillis de lumières et d’ombres portées. Les arbres, les arbustes, ou pour mieux dire leurs images se déploient et se détachent alors sur le fond éclairé du bitume. Mise en abyme, comme on le comprend bien, de ce qui s’opère sur la pellicule, mais avec inversion des noirs et des blancs, confusion du positif et du négatif. Par où se rejoue d’ailleurs et se prolonge aussi, devenue presque ontologique maintenant, de l’expérience même la plus concrète où elle puisse jaillir, ombre et lumière, la même méditation sur le temps. Le monde, au vrai, a-t-il plus de réalité, de stabilité que ce qu’offrent ces fantômes, tout fixés qu’ils soient ici, et trompeusement, sur le papier ? Peut-être pas… À cette série des sols s’ajoutent encore, pour l’enrichir à propos, comme un contrepoint, mais par des notes d’au-dessus, quelques photographies de murs, d’une voiture ou d’une remorque, usés-là et comme désœuvrés. Avant qu’on ne replonge enfin, et cette fois jusqu’aux notes les plus basses – à la cave ! –, par la gueule ouverte et toujours fascinante d’un parking souterrain. On est à Belgrade, disais-je tout à l’heure. Soit. Mais à quelques détails près, on pourrait tout autant être n’importe où.

Rien ici de l’exotisme, qu’il soit caché ou qu’il soit assumé, du grand reportage. Rien de l’esthétisme souvent qui va de pair. Rien non plus, du discours vaguement moralisant qui, plus souvent encore, accompagne le document.


S’abstraire du cliché


D’abord, on est déçu. Tout ce qu’on s’attendait d’y voir, tout ce qu’on désirait d’y retrouver – Belgrade, 2006 – ne s’y trouve pas. Mais cette déception, nulle méprise, n’est point l’effet ici d’un quelconque manquement. C’est l’effet, bien plutôt, d’un geste volontaire. Comme si c’était ce geste, précisément, comme si c’était cette déception même, suscitée, provoquée chez le spectateur qui présidait à ce qui fait tout le caractère artistique de ces photographies. Le rapport artistique, ou philosophique, qu’un spectateur y entretient. Les photographies de Philippe Durand entendent, résolument, s’abstraire du cliché. Tâche éminemment difficile, accordons-le. Ne vivons-nous pas, aujourd’hui plus que jamais, dans une société du cliché omniprésent, où l’image pullule, l’image dans son régime discursif, storytelling, l’image dans son régime démonstratif, Bible des illettrés, et spécialement publicitaire ? Ne vivons-nous pas, aujourd’hui plus que jamais, dans une société du spectacle, un monde sous écran, où la passivité s’organise, mise en scène, comme s’organise aussi, sous contrôle, la moindre activité ? Règne d’un réel prédécoupé, d’un réel toujours déjà reconnu avant que d’être connu, toujours déjà prévu avant que d’être vu. Règne d’une pensée sans pensée, d’une pensée toujours déjà pensée, confirmation, donc, de la confirmation.

On comprend bien, dès lors, toute la radicalité qu’il y a, chez Philippe Durand, à proposer des photographies si peu spectaculaires, photographies qui sont si peu images, photographies qui sont si proches du rien à voir, sises, çà ou là, dans le presque rien, qui s’essaient, ou qui s’efforcent, autant que faire se puisse, à demeurer muettes, aussi longtemps du moins qu’on ne s’efforcera pas, soi-même, de les entendre, aussi longtemps qu’on ne s’essayera pas, soi-même, au silence.

Radicalité d’ailleurs, faut-il le dire, qui en fait aussi toute la fragilité. Au cœur de la rumeur contemporaine – bruissement des pages des magazines, sifflement aigu de la télévision, ronronnement tellement plus heureux, et tellement plus insidieux en fait, de nos ordinateurs, ou autres calculateurs, de nos téléphones, à la énième génération, ou morgue hautaine, encore, et morgue ancienne, de ces affiches publicitaires, à tapisser les rues, on a manqué de les oublier tellement c’est devenu un élément du décor – dans ce cliquetis des images, dis-je, les photographies de Philippe Durand risquent fort de passer inaperçues. Pas de doute, on pourrait passer devant sans s’arrêter.


Hors toute communication


Il faut dire aussi que, pour s’excepter, pour s’abstraire du cliché, du spectacle, Philippe Durand a décidé de s’attaquer à la racine même du régime démonstratif, du régime discursif de l’image tout à l’heure évoqué.

Les œuvres de Philippe Durand échappent, de fait, à son fonctionnement sémiotique. On désigne ceci, par son fonctionnement sémiotique, que l’image, dans un régime devenu aujourd’hui habituel – parce que devenu aussi traditionnel – se présente comme un signe, alliance ou même alliage, intrinsèque, d’un signifiant et d’un signifié. L’image, autrement dit, fait sens immédiatement dans ce régime ; le signifiant s’efface pour indiquer, ou renvoyer immédiatement au signifié. De même que, dans une langue, la matérialité du mot s’efface pour faire place au sens, et n’est plus perçue pour elle-même – si le mot du moins appartient à une langue qu’on connaît –, de même, la matérialité de l’image, ici, n’est plus perçue pour elle-même, et disparaît tout autant. C’est le modèle de la communication. Tout est question ici de fluidité ; tout est question de transparence. L’enjeu, c’est l’efficacité dans la transmission du sens, du message. Ce qui ne va pas sans se faire, bien sûr, au détriment de toute de toute aspérité, de toute ambiguïté, qui sont aussi ces lieux de latence, ces lieux de crise, de polysémies, où se niche la possibilité même d’une pensée en mouvement. D’une pensée dites-vous ? Mais qu’importe cela ! Qu’importe, l’essentiel, c’est qu’un petit nombre d’idées passent ; l’essentiel c’est qu’un petit nombre d’idées, choisies, remplissent le rôle de police des comportements et des sentiments. Décidément, oui, c’est sur ce régime discursif, démonstratif, et dont l’image baroque, au passage, offre un précédent historique tout à fait remarquable – mère de la propagande au demeurant, le mot et la chose –, c’est sur ce régime, donc, que repose aujourd’hui, au stade suprême de la gouvernementalité, l’usage de l’image.

Je disais tout à l’heure que les photographies de Philippe Durand au contraire sont muettes. On comprend mieux maintenant ce que je voulais dire par là. Elles sont muettes, ces photographies, parce qu’elles se refusent précisément à cela. Là où l’on ne voulait que fluidité, voilà qu’elles coagulent. Là où l’on ne voulait que transparence, voilà qu’elles exhibent leur opacité, leur irréductible matérialité, brute. De fait, il y a dans les photographies de Philippe Durand, à qui sait les lire, une matérialité toute palpitante encore, grosse encore de ses promesses, une matérialité de la puissance, en attente du délivrement – il sera foisonnant – de ses richesses.

C’est bien pour cela qu’on a pris tant de temps, plus haut, tant de temps et tant de plaisir, même, à les décrire. Ou à décrire, plutôt, ce qu’elles montrent, ce qu’elles représentent et qui demeure, en dernière analyse, toujours énigmatique : pourrissements, rouilles et autres délabrements, jeux de lumières et d’ombres, miroitements. On passerait à côté de quelque chose d’essentiel, je crois, dans la démarche de Philippe Durand, à ignorer cette attention toujours portée à la matière. La matière, dans ces états où on la trouve, pour ainsi dire délaissée, abandonnée à elle-même. Hors de ces états où elle se trouve – et si fréquemment –, emprisonnée, annulée, dans les formes préexistantes et contraignantes des discours.


Hors toute consommation


Mais il y a mieux. Se donnant, comme on a vu, en dehors du mécanisme sémiotique traditionnel, de la communication, les photographies de Philippe Durand se donnent aussi en dehors du mécanisme habituel du désir et de sa satisfaction : la consommation.

Revenons en effet à la déception fondatrice dont on parlait plus haut. Si l’on est déçu face aux photographies de Philippe Durand, si l’on est désappointé, c’est dans la mesure, précisément, où elles ne satisfont pas au désir de cliché qui était en nous, au désir de trouver, ou retrouver, ce que l’on attendait, ce que l’on avait prévu. Toute déception suppose projection (un désir) et faillite de sa satisfaction. Et c’est tout le mécanisme de la consommation, répétons-le, qui se trouve par là même déjoué. Car il n’y a pas consommation, car il n’y a pas satisfaction sans désir, sans projection du prévu. Les œuvres de Philippe Durand, elles qui trompent toujours ce désir, elles qui déçoivent toujours cette projection, ne se consomment pas.

Cela vaut sans doute d’être signalé, et d’être même souligné. Car le monde de l’art, pas plus qu’un autre, n’échappe au monde. Pas plus qu’un autre, il n’échappe aux données anthropologiques ni aux données économiques. L’œuvre d’art n’échappe pas aux jeux du désir, aux jeux de la prévision et de la satisfaction. Celui qui entre dans un musée ou dans une galerie, que vient-il en effet y chercher ? Il y vient chercher quelque chose, précisément, quelque chose de conforme à l’idée qu’il se fait, ou plutôt qu’il a reçue, du musée ou de la galerie, conforme à l’idée qu’il se fait, ou plutôt qu’il a reçue, de l’œuvre considérée, proposée. Souvent, il se contentera par conséquent d’une inspection rapide, la quête d’une confirmation ; il se contentera de consommer du regard. Les photographies muettes ou presque de Philippe Durand s’efforcent, autant qu’il est possible, à déjouer ce rapport culinaire. Elles s’efforcent, autant qu’il est possible, à déjouer le rapport esthétique à l’œuvre d’art.

Se refusant au statut d’objet de désir, d’objet possible de consommation, les photographies de Philippe Durand respirent en dehors de toute fétichisation, de toute marchandisation. Littéralement, elles sont sans valeur – je veux dire : sans valeur marchande. Et c’est là, précisément, dans ce désengagement de la valeur marchande, que repose peut-être ce qui leur donne cette autre valeur : leur valeur artistique. Artistique, oui, au sens fort et exigeant du mot : au sens où est artistique ce qui est facteur de vérité critique.


Ce qui ne peut habituellement être vu…


Dans cette double suspension, en effet, dans cet effort pour se mettre hors du fonctionnement sémiotique et hors de la séquence prévision-consommation, les photographies de Philippe Durand ne restent pas pour autant bêtes brutes, et tout à fait muettes. Comme on l’a déjà indiqué, elles respirent dans l’ordre du presque. Dans leur opacité revendiquée, dans leur matérialité affirmée, elles deviennent le lieu cependant d’un recueil possible. La photographie, telle que l’envisage et l’approche Philippe Durand, devient un moyen privilégié de capter ce qui ne peut habituellement être vu, de fixer ce qui a disparu, tout ce qui a une existence intermédiaire, ou comme une sous-existence, dans les limbes. Dans le fond, ce n’est pas autre chose, peut-être, que ce qu’en disait déjà Barthes, soulignant que la photographie, c’est ce qui rend visible encore, et rend presque palpable, le devenu invisible. C’est un rapport, essentiellement, à la mort, ou au temps. Et certes, en rappelant cela, je rejoins un sujet déjà abordé, au passage, tandis que je décrivais plus haut ces œuvres, au commencement.

Pourtant, lorsque je parle ici d’un recueil, ce n’est pas seulement à cette dimension ontologique, ou anthropologique, que je pense. On aura bien compris qu’il y a, à côté de cela, un aspect économique, politique, un aspect historique dans les œuvres de Philippe Durand. Car l’existence intermédiaire en question, ce sont surtout, en l’occurrence, les marges du monde, en tant qu’il est l’organisation historique du réel en fonction d’intérêts économiques, d’intérêts politiques ; en tant qu’il est, autrement dit, l’organisation historique du réel en société. Les limbes, ici, ce sont les limbes de l’histoire. C’est à cela, l’histoire plutôt que le temps, à ses marges, que s’intéresse et que s’attache le photographe en vérité. Si les œuvres de Philippe Durand réclament une ascèse, donc, du côté de celui qui regarde, forcé de faire silence afin de les entendre, dans ce presque, on comprend bien aussi combien elles réclament une ascèse, plus encore, du côté de celui qui les prend, le photographe.
Il est si simple, quand on est photographe, de faire image, de faire cliché. À plus forte raison, comme on a vu, si on se place, comme Philippe Durand, dans les pires situations : sous le coup des tentations les plus grandes. De toute évidence, oui, il y a, dans cela, dans ce volontarisme, qui confine en apparence parfois au masochisme, un travail sur la photographie comme médium, sur ce que la photographie, en dehors de ces images, en dehors de ces clichés, peut vraiment montrer, ou dé-montrer.

Les photographies de Philippe Durand, on a parfois l’impression qu’on aurait pu les prendre soi-même. Sauf que ce serait ignorer tout le travail précis de centrage qu’elles recèlent, tout le travail précis de cadrage ; ce serait ignorer comme cela frôle ou touche, parfois, à l’abstraction. Question du cadrage, question de l’abstraction : on voit clairement, en le disant, tout le lien qu’elles entretiennent, ces photographies, aux problématiques précédentes de la peinture. Dans le fond, ce n’est pas seulement la question de la photo que travaille ici Philippe Durand – de la photo comme médium –, c’est la question beaucoup plus ancienne, beaucoup plus épineuse et beaucoup plus importante aussi de la représentation. Sans doute, je le répète, on a parfois l’impression, ces photographies, qu’on aurait pu les prendre soi-même. Sauf qu’on ne se serait pas attaché à cela qu’elles prélèvent et qu’elles désignent. On ne s’y serait pas intéressé. On ne s’y serait pas même arrêté.


Aux limbes du monde


Les photographies de Philippe Durand mettent en question, et rejouent, notre perception du réel, au-delà de notre perception du monde.
Comme chacun sait, on est passé, depuis Kant, d’un empirisme, dans notre rapport au monde, au stade d’un constructivisme. Constructivisme apriorique, à lire Kant lui-même, et non point débarrassé encore, en cela, de vieille métaphysique, ensuite devenu, chez Hegel, constructivisme historique. Chez Hegel, en effet, le sujet prend conscience qu’il habite toujours déjà le monde ; il prend conscience qu’il lui a toujours déjà donné forme ; mais de manière historique. Aucune de nos expériences, autrement dit, ne se déroule immédiatement, en dehors de cette forme, qui est la somme de nos connaissances, des disciplines qu’elles instaurent, des institutions, des organisations qu’elles entraînent. Mais cette forme, ce cadre, le sujet sait aussi désormais chez Hegel que c’est un cadre qui a une histoire. Une histoire, au sens où il est construction. Ces connaissances, ces disciplines, ces institutions, ces organisations ont été fabriquées, façonnées. Mieux, elles continuent, et perpétuellement, à se modifier, à évoluer.

On retrouve cette même thèse à lire Foucault. À cette différence peut-être que, plus encore que ce n’est déjà chez Hegel, Foucault souligne la dimension politique de tout cela, de cette construction du réel en monde. Ces organisations, ces institutions, ces disciplines, ces connaissances, ces discours certes sont construits. Mais certes ils ne sont pas construits au hasard. Ils apparaissent, ils disparaissent, ils vivent en fonction du critère de leur utilité sociale, de leur utilité économique et politique. Il en va toujours, dans ces discours, de dire un ordre du monde : de l’exprimer et de l’aider, dans le même moment, à se perpétuer. Ce que j’ai appelé tout à l’heure les images, les clichés, et à quoi les photographies de Philippe Durand entendent échapper, se défiler, ces images et clichés fonctionnent, éminemment, comme rouages de ces discours : ils en sont le corrélat nécessaire dans l’élément de la non-pensée, dans l’élément de la pensée non critique ; ils sont les garants de leur reconduction, de leur reproduction, les garants de leur bonne perpétuation. Refusant ces images, ces clichés, les photographies de Philippe Durand refusent aussi, on le comprend bien dès lors, tout ce qu’il y a de bien assuré dans ces discours. L’ordre du monde. Elles refusent la distinction entre ce que ce monde, d’ordre, juge recevable et irrecevable, entre ce qu’il juge essentiel et inessentiel, signifiant et insignifiant. Diable ! Que cessent enfin ces hiérarchies !

Mieux encore, loin de se contenter de les refuser, les photographies de Philippe Durand s’attachent au contraire à saisir, à recueillir une réalité dévaluée, dégradée, une réalité du plus bas étage. Mettant en œuvres tous les procédés et dispositifs suspensifs évoqués plus haut, elles s’attachent à tout ce que le monde comme il va trouve sans intérêt. Manière de voir, tout à la fois, ce que ce « bas » peut bien dire du « haut », ce qu’il en met à nu ; et manière de voir aussi tout ce que cela recèle de promesses, de possibles d’un monde autre, d’un monde où ces hiérarchies, précisément, auraient été bousculées, annulées. Là sont les limbes dont j’ai parlé. Ce sont ces mondes entre les mondes, ces entre-mondes, lieux d’existence intermédiaire entre l’être et le néant, lieux où sont ces choses qui sont sans intérêt, depuis toujours, ou qui le sont désormais. Il y a, chez Philippe Durand, un goût affirmé de tout cela qui échappe aux catégories, grands discours, aux grands récits, récits politiques, économiques, et cetera. Il y a, chez Philippe Durand, un héroïsme de la banalité, ou plutôt, pour éviter ce concept mou, ce concept flou de banalité, et pour citer plutôt Gilles Châtelet, il y a un héroïsme ici du quelconque.

Héroïsme du quelconque, oui, au sens où cela désigne, chez Gilles Châtelet, ce qui parvient à s’extraire, ce qui parvient à s’abstraire de la folle mécanique des démocraties-marché, des démocraties-spectacle, où l’on s’ennuie, tour à tour, et l’on s’envie. Fleurs du quelconque, telles apparaissent et telles sont les photographies de Philippe Durand, ces photographies qui écartent, ou du moins essayent de le faire, et du moins pendant un moment, le carcan des images, des clichés, le carcan des discours, du toujours déjà vu.


Construction de situation


Et c’est bien aussi, je crois, ce qui fait tout le caractère artistique de ces œuvres. Au sens, du moins, où j’entends par là, l’art, ce qui propose l’expérience possible – et c’est en cela aussi toujours philosophique – d’un autre monde, ou plutôt d’un monde autre. L’expérience de quelque chose qui échappe à la logique courante, qui explore les interstices, les zones occultées, oubliées, qui souvent sont les germes aussi de nouvelles formes. L’art, quelque chose, autrement dit, qui fasse vide et fasse aspérité, dans le trop plein, dans le trop lisse du spectacle.

Du spectacle, et ce n’est pas seulement au sens artistique bien sûr que je l’entends ici ; c’est aussi, et même essentiellement, au sens politique. Au sens de Guy Debord. Je le souligne, car c’est le moyen de parler aussi de ce que les photographies de Philippe Durand, elles qui s’entêtent à sortir du spectacle, elles qui s’entêtent à renouer autrement, librement au réel, ces œuvres semblent provenir, point de hasard à cela, d’une dérive. D’une dérive, au sens où la chose fut inventée et nommée par les situationnistes, et notamment par Ivan Chtcheglov, comme exercice – quasi comme ascèse – de construction de situation. À cette différence, peut-être, que ce qui chez les situationnistes était principalement une dérive dans le sixième arrondissement des années 50 et des années 60 devient ici une dérive planétaire. Belgrade, les Caraïbes, Beyrouth, les photographies de Philippe Durand, ses séries, esquissent et ouvrent, peu à peu, l’espace d’une exploration géographique qui devient aussi, cela paraît évident, l’espace d’une exploration politique. Au moment même où, dans la droite ligne du discours romantique (« la vie est ailleurs »), le spectacle a fait de cet ailleurs géographique le refuge non pas seulement de l’ignorance, mais aussi de l’espérance et de la peur – celle d’un paradis ultime, ou celle d’un ultime enfer –, il convient, pour Philippe Durand, de vérifier que cet ailleurs n’est pas un ailleurs, que c’est toujours un autre ici. Il convient, pour Philippe Durand, de vérifier que la vraie vie est ici. Pour autant, bien sûr, qu’on sache la retrouver, ou la trouver, dans les limbes, dans les interstices du spectacle.


Cette purification du regard…


Il y a un paradoxe, en cela, des photographies de Philippe Durand : œuvres à la fois si complexes (au sens où elles mobilisent tant de réflexions, tant de précautions) et œuvres à la fois si simples (au sens où elles parlent de la « vraie vie », et où il suffit de les voir). Mais c’est cette simplicité même, précisément, qui paraît décidément la tâche la plus compliquée, englués que nous sommes, couramment, dans une vision obstruée, dans une vision pré-déterminée du réel. Maintenant, il faut la reconquérir, cette simplicité, ou plutôt la conquérir, de haute lutte.
On parlait tout à l’heure d’une ascèse nécessaire du regard (de celui du photographe, comme de celui du spectateur/regardeur). On pourrait parler aussi d’une nécessaire purification, au sens du moins où il y a purification chez Spinoza, emendatio, dans la mise à distance de la faculté-imagination, de l’image, comme condition de la libération de l’intellect et de l’homme. Tâche la plus simple, là encore, chez Spinoza, cette libération de l’intellect et de l’homme, et la plus complexe à la fois. Mais les choses les plus belles, les plus précieuses, ne sont-elles pas aussi les plus difficiles et les plus rares (Éthique, V, proposition XLII, scholie) ?

À la relève de ce défi, Philippe Durand appelle, et ce de l’image même, à cette emendatio, à cette purification du regard. Non plus revoir les pré-vus ; voir, enfin.

François Coadou, critique d’art, 2007