Philippe Durand

Michel Poivert, Entretien (FR)

2001

Publié dans le bulletin de la Société Française de Photographie, n°12

Michel Poivert : À la lecture de dérives, ouvrage qui traverse presque dix années de votre production photographique, on est frappé par l’émergence progressive, du langage. À partir de quels modèles et de quels désirs a surgi ce “scriptural” ?


Philippe Durand : Les écritures apparaissent nettement avec les années nonante lorsque je suis allé vivre à Bruxelles. La Belgique, proche et lointaine, provoque des décalages culturels importants. Étant fraîchement arrivé, j’étais plus sensible à ces petits-mots, ces annonces, à ces devantures de restaurants cartographiées, à ces magasins qui vont bientôt ouvrir…

Ensuite l’œil s’est habitué à saisir ces morceaux de langage, de texte, comme dans bienvenue à Paris, où il s’agit d’écritures infimes, comme ce graffiti vive l’Afrique tout petit, ou l’adhésif change sur la paroi vitrée d’une banque des Champs-Élysées. J’ai continué la réflexion sur cette part écrite avec a Lot en travaillant entre autres sur les panneaux publicitaires sauvages en bord de route autour de Cahors, puis avec les doigts, pollution, qui sont des inscriptions rédigées sur les vitrines sales. Ce sont des écritures trouvées, et l’outil photographique devient le mieux adapté pour transcrire ces choses fragiles.


MP

Cette notion d’écriture trouvée rappelle clairement ce que le surréalisme recherchait dans l’écriture automatique. Est-ce un repère qui vous a intéressé ?


PhD

Pour ce qui est de l’écriture automatique, on pourrait faire le parallèle entre les lignes successives d’un cadavre exquis et les panneaux successifs le long de la nationale 7. Breton et les surréalistes ont littérarisé leur rapport à la photographie, avec la question de la nomination, du rapport titre-image, et aussi avec l’image trouvée et la relecture qu’ils pouvaient en faire ; à ces niveaux leur apport est essentiel.

Mais il me semble difficile d’isoler le surréalisme des mouvements ou avant-gardes européennes qui lui ont succédé. Le lettrisme puis l’internationale lettriste, puis l’internationale situationniste sont au cœur de la lettre, de la poésie sonore. Grâce au travail d’éditeurs comme Allia, depuis une dizaine années, on commence à reconstituer l’histoire de ces avant-gardes européennes et (de personnalités satellites), que l’on avait jusqu’à présent écarté de la “grande” histoire de l’art.


MP

On connaît les implications politiques de ces courants, mais lorsqu’on regarde vos images, on a plus l’impression de voir des poèmes visuels bien loin de toute forme de discours…


PhD

Se situer historiquement est une affaire politique. On parle là d’évènements qui se sont déroulés il y a cinquante ans. Je me retrouve infiniment plus dans cette histoire, cette culture que dans la forme historique quasi autoritaire du pop américain. Ce sont deux modèles violemment opposés, d’un côté le pop s’approprie les marchandises du modèle capitaliste, et de l’autre il s’agit d’une condamnation sans appel de ce modèle capitaliste, vu comme aliénant et générant les plus grandes injustices. Pour ma part, je ne crois pas du tout à une efficacité du traitement politique direct dans l’art.

Quant à la notion de poétique, il me semble qu’elle possède une efficience propre, comme a pu l’énoncer le mathématicien roumain Bassarab Nicolescu dans son Théorème poétique. Cette forme poétique peut être à même de transcrire dans leur ensemble des concepts, des idées, des états mieux que les modèles philosophique ou scientifique.

Cette notion est centrale pour moi, parvenir à rendre les choses suffisamment imprécises pour les garder entières. C’est ce que Benjamin appelait “la patrie de l’indécision”. Lorsque les choses se présentent, cet indéterminé reste au centre des préoccupations, ainsi que la notion des référents ou des codes culturels qui restent accessibles à tous.


MP

Précisément, comment les images parviennent-elles à rester ouverte au sens, cette part d’indétermination provient-elle d’un choix a posteriori - après une sévère sélection - ou bien est-ce par un choix intentionnel du sujet, ce qui serait paradoxal avec l’idée même de chose trouvée?


PhD

Ce n’est pas une science exacte, il y a une dose d’empirisme. Je sélectionne à l’intérieur d’un corpus d’image, travail qui se fait dans le temps et qui va générer les notions de séries. Je ne fais pas beaucoup d’images, elles sont capturées à l’instinct, au sensitif. Dans leur construction, intervient ce que vous avez justement nommé le scriptural, mais aussi le sculptural. Il se manifeste par deux manières, par le résultat montrant ce sujet, mais aussi dans la manière d’envisager l’outil photographique comme une sorte de “ralentisseur de temps” qui permet d’arriver à cette d’oisiveté productive qu’ont pu évoquer Duchamp ou Baudelaire.


MP

En regardant vos images et leur iconographie, on a le sentiment d’une profonde affection pour les objets relégués, tels que les pancartes abandonnées ou les autocollants fatigués.


PhD

Ce sont typiquement des objets qui ont un rapport très humain au temps : le vieillissement. Et qui nous renseignent également sur ce qui nous entoure : le vieillissement même des codes de représentation. C’est une sorte de petite histoire, celle des objets oubliés, des choses désuètes qui observe la grande histoire, celle des systèmes de circulation rapide des marchandises et des informations. Je tiens néanmoins à ne pas inscrire le travail dans un discours critique.

De l’abandon, de la péremption, naît aussi la vie, comme elle naît de la moisissure : je suis beaucoup plus intéressé ici par la transformation qui s’opère, par la vie qui continue sous différentes formes malgré l’abandon des structures et des messages. Ces images définissent leur propre valeur d’usage dans cette construction poétique révélée, parfois teintée d’un reflet critique.


MP

Face à la fragilité de ces référents, qui donne une certaine grâce à vos photographies, on ne peut s’empêcher - comme face à des ready-made - de se poser la question de leur régime de production : le rare doit-il compenser le caractère commun ?


PhD

Avec les doigts, pollution, il m’est arrivé de rééditer le geste, de revenir sur les lieux: les photographies réalisées sont rarement aussi satisfaisantes que la première fois, elles avaient moins d’énergie. Habituellement, on critique le quantitatif, la surproduction des artistes, c’est un lieu commun. Mais on pourrait tout aussi bien critiquer le qualitatif, j’entends par là l’idée de perfectibilité en art.

Car finalement il n’y a pas à perfectionner quoi que ce soi dans ce registre de production. Je raisonne plus en termes d’énergie ou de densité que de résultat perfectible. Pour moi, la chose trouvée n’a pas à être réitérée ou refabriquée, puisqu’il ne n’agit pas de faire mieux ou plus. Il s’agit de conserver un mode d’exigence irréductible au “plus” comme au “mieux”.


MP

L’enjeu semble être celui d’une totale soustraction : du temps, de la valeur des objets, de leurs usages, de leur teneur événementielle, de leur fonction discursive, etc. Que reste-t-il ? Quelque chose qui ait à voir avec l’intimité ?


PhD

Dans la relation que j’établis avec le spectateur, le référent est totalement coupé de mon intimité ou de toute exploration de cette nature. Je ne me sens pas concerné par cette notion d’intimité ni d’ailleurs par celle de banal qui sont des formes figées, déjà historicisées. On pourrait dire que je pratique une forme d’exotisme à l’envers, d’aexotisme…Ou, pour le dire plus simplement, les choses les plus renversantes sont celles qui nous sont proches.

Michel Poivert, historien de la photographie, président de la Société Française de Photographie, critique d’art